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Économie scientifique

13 février 2024

114 - Histoire de la démographie et de la consommation des ressources.

Dans « Une question de taille » Olivier Rey, mathématicien et philosophe, chercheur au CNRS, a écrit : [1]

« Selon une étude du Population Reference Bureau en 2002, les êtres aujourd’hui vivants représenteraient à peu près 6 % de tous ceux qui ont vécu depuis l’apparition de l’Homme sur la Terre…

Au-delà du nombre d’humains, c’est surtout la façon sans précédent que ces humains ont de requérir la nature qui est en cause. Quelques années d’activité industrielle actuelle représentent davantage, en quantité, que tout ce qui a été produit par l’humanité entière jusqu’en 1945. Autrement dit la courbe démographique, déjà explosive, a une croissance très modérée comparée à celle de l’usage des matières premières… Aujourd’hui, l’activisme technique a atteint un tel degré que ses effets concurrencent ou dépassent en ampleur les modifications de l’environnement et du climat induites par les forces naturelles…

Jusqu’à quelques années en arrière, les paléoanthropologues dataient l’apparition sur Terre de l’Homo sapiens à il y a 200 000 mille ans. Une récente découverte a fait reculer cette date d’un bond de 100 000 années. [2] Quelle a été l’évolution en nombre de l’Homo sapiens depuis le début de sa présence sur Terre il y a donc au moins 300 000 ans ? Au-delà de quelques dizaines de milliers d’années en arrière, on n’en sait absolument rien. Ensuite on dispose d’estimations, dont la fiabilité s’est nettement accrue avec de début de l’histoire écrite, il y a environ 7 000 ans.

Ainsi, sur son site d’histoire, l’historien, ingénieur et journaliste scientifique André Larané publie une estimation de l’évolution de la population humaine. [2] Elle aurait été de 80 millions 5 000 ans avant J.C., de 250 millions à l’an 0, se serait réduite à 200 millions en l’an 500, avant de recroître lentement à 460 millions en 1500 (soit sur une durée d’un millénaire), avant d’entamer une croissance de plus en plus rapide : 1 milliard en 1800, 1,6 milliards en 1900, 2,5 milliards en 1950, 6 milliards en 2000. André Larané remonte même encore bien plus loin en arrière en avançant une population de 10 millions d’humains en 10 000 avant J.C. et de seulement 1 million d’humains en 35 000 avant J.C. Toutefois ces deux dernières estimations peuvent paraître assez hasardeuses car d’importantes lacunes semblent entacher la connaissance que nous avons des civilisations anciennes ayant pu exister à des époques aussi reculées. Voir par exemple les publications [4-5] de 2022 et 2023. En 2022 a par ailleurs été publié un édito récapitulatif sous le titre « Nous n’avons pas encore découvert toutes les grandes civilisations du passé… », par un auteur insolite, René Trégouët. [6] Il ne s’agit pas d’un anthropologue, ni d’un historien ou d’un spécialiste en histoire des civilisations. Il est connu pour sa carrière d’homme politique, qu’il mena de 1973 à 2004, au cours de la laquelle il fut sénateur du Rhône de 1973 à 2004 (RPR puis UMP). Durant cette carrière il s’est toutefois largement consacré à des dossiers scientifiques comme le programme de développement du synchrotron Soleil (sur le plateau de Saclay). Il semble donc qu’après avoir pris sa retraite d’homme politique, il se soit passionné pour les civilisations inconnues du lointain passé. Mais fermons ici cette petite parenthèse qui, même si elle est intéressante, nous éloigne un peu du cœur du sujet du présent billet.

Quand René Trégouet titre « Nous n’avons pas encore découvert toutes les grandes civilisations du passé… », on peut encore se demander dans quelle mesure nous avons la possibilité de les découvrir, en fonction de l’éloignement dans le passé que l’on considère. Considérons par exemple les déchets que produit l’humanité actuelle : la durée de biodégradabilité de la plupart d’entre eux va de quelques mois à quelques centaines d’années, heureusement. Les exceptions sont les bouteilles en plastique, dont certaines peuvent durer jusqu’à un millier d’années ; le polystyrène expansé qui dure un millier d’années, de même que des objets comme les cartouches d’encre et cartes de paiement. [7] Ils sont très peu à excéder ce seuil du millier d’années. Il y a le verre qui dure 4 000 à 5 000 ans (mais certains experts disent qu’il pourrait théoriquement ne se décomposer entièrement qu’au bout de centaines de milliers d’années), les piles un peu moins de 8 000 ans ; concernant les pneumatiques en caoutchouc ça semble plus incertain mais ce serait de l’ordre de grandeur de 2 000 ans. [8] Si la Tour Eiffel culmine dans le ciel de Paris depuis 130 ans c’est car sa couche de peinture anticorrosion est entièrement renouvelée tous les 7 ans. Sans cela, sa structure de fer deviendrait un tas de rouille au bout de quelques dizaines d’années. Qu’en est-il alors du béton utilisé pour les bâtiments, les ponts et autres infrastructures modernes ? Abandonnés sans entretien ils deviendraient des tas de ruines en 50 ans, en moyenne ; cette durée pouvant largement varier - et être même réduite à une dizaine d’années - en fonction de l’environnement et du type de béton utilisé. [9]

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Ainsi, si l’humanité actuelle disparaissait, au bout de 10 000 ans et plus - hormis les traditionnels restes enfouis que l’on peut découvrir ça et là au gré de fouilles dans des milieux favorables à la préservation - il resterait bien peu de choses pouvant encore signaler le niveau technologique qu’elle a atteint : le caractère non naturel de la radioactivité émise par les sites d’enfouissement des déchets de combustible nucléaire, du verre et aussi… les petites boules légères et volantes de polystyrène utilisées comme protection dans les colis. Peut-être resterait-il encore également d’énormes édifices en roche naturelle, telles les pyramides de l’Égypte antique, si vous avions entrepris de telles réalisations à l’époque moderne. À noter qu’il n’en va pas de même, de la pourtant impressionnante Grande Muraille de Chine qui est construite à base de briques. Même si elle est encore plutôt bien conservée de nos jours – et constitue l’une des attractions touristiques mondiales – ses constructions, destructions et reconstructions se sont étalées du IIIe siècle avant J.-C. jusqu’au XVIIe siècle. Bien que faisant depuis l’objet de restaurations régulières (comptant parmi les 7 merveilles du monde), un tiers de ses 21 000 km a déjà disparu aujourd’hui. [10] Une autre construction ancienne, moins connue, mais d’allure plus mégalithique, est la forteresse inca de Sacsayhuamàn. Sise sur les hauteurs de la ville actuelle de Cuzco, Pérou - ancienne capitale des Incas - elle est constituée de blocs massifs de calcaire aux formes irrégulières, à l’apparence d’un gigantesque puzzle, ajusté au millimètre. Les plus gros atteignent une masse de 100 à 200 tonnes (voir photo jointe). Les archéologues estiment que sa construction se serait étalée de la seconde moitié du XIVe siècle à la seconde moitié du XVe siècle (donc juste avant l’arrivée des conquistadors espagnols). Des fissures étant apparues dans des blocs, le gouvernement péruvien a fait appel, en 2012, à une équipe de chercheurs afin de déterminer l’origine des dégradations. Il s’est avéré que la cause principale était la circulation d’eaux souterraines. L’étude de la composition des roches vient d’établir avec certitude, il y a guère plus d’un an, que les blocs proviennent de deux carrières voisines (les plus massifs de la plus proche). [11] Il a par ailleurs été montré que la disposition irrégulière des blocs ne relève pas d’une pure fantaisie contraignante ; elle dote l’ouvrage de bonnes propriétés antisismiques (dans une région soumise à de fréquents tremblements de terre).

Comment les constructeurs s’y sont-ils pris pour transporter des blocs pouvant peser de 100 à 200 tonnes et les ajuster entre eux au millimètre, dans une structure irrégulière (antisismique) où chaque bloc est différent ? L’énigme est du même niveau que les questionnements entourant la construction des pyramides de l’Égypte antique. Toutefois, les pyramides du plateau de Gizeh ont été construites il y a 4 à 5 millénaires, la forteresse de Sacsayhuamàn il y a juste un peu plus de 500 ans. On voit donc qu’il n’est même pas nécessaire de remonter à des milliers d’années en arrière pour être confronté à de grandes lacunes concernant notre connaissance des civilisations passées et des technologies qu’elles maîtrisaient. Alors que peut-on affirmer sur les civilisations qui ont pu exister des dizaines de milliers d’années en arrière ou plus ? Malgré leur gigantisme, si les pyramides d’Égypte elles-mêmes sont toujours là, bien en place, c’est possiblement parce qu’elles ont été construites en plein désert où il n’y a pas de circulation d’eaux souterraines et où la seule agression naturelle est celle des vents de sable, du moins jusqu’au moment de leur construction. Car il y a 11 000 à 5 000 ans, l’examen de dépôts sédimentaires alluviaux par des chercheurs du CNRS (mars 2021) [12] a révélé que le Sahara était vert et humide, avec la présence de lacs et de rivières. Les simulations numériques aussitôt entreprises (juin 2021) ont tout d’abord peinées à trouver un scénario climatique donnant des résultats en accord avec les données archéologiques. [13]

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Tout récemment (septembre 2023) selon une étude publiée par l’université de Bristol, le « Sahara vert » d’il y a 11 000 à 5 000 ans ne serait pas un accident climatique unique, mais un phénomène récurrent lié à la trajectoire orbitale de la Terre autour du Soleil : le phénomène de précession des équinoxes dont le cycle est de 21 000 ans. [14] Il y a 21 000 ans le Sahara aurait présenté le même aspect désertique qu’aujourd’hui. Il y a 9 000 ans il restait quand même une zone désertique réduite à environ un cinquième de l’étendue actuelle. Ce désert résiduel était la région Nord-Est, grosso modo la partie située dans l’Égypte actuelle et la partie Est de la Lybie. Pour la petite histoire, les pyramides d’Égypte seraient tout de même restée en zone désertique si elle avaient déjà existé à cette époque.

En tout état de cause, au-delà de toutes ces incertitudes et de la grande méconnaissance des civilisations passées, une chose est quand même à peu près certaine : Si une civilisation, même presque aussi vieille que l’Homo sapiens, avait impacté l’écosystème comme nous sommes en train de le faire, cela resterait visible dans l’étude des évolutions passées de la biodiversité et du climat. Mais peut-être reste-t-il encore des choses à découvrir ? Nous venons de voir que dans ce domaine de grandes avancées continuent de se produire.

Passons au volet consommation des ressources. Ce qui vient d’être développé a montré qu’il est illusoire d’espérer disposer de données fiables provenant de l’antiquité, et plus encore de la préhistoire. Les données chiffrées ne remonteront donc pas au-delà des deux derniers millénaires.

Dans le précédent billet 084, l’un de ceux consacrés aux trois versions du rapport Meadows (publiées de 1972 à 2004), il avait déjà été indiqué au sujet des limites forestières que :

« Avant l’avènement de l’agriculture, on comptait entre 6 et 7 milliards d’hectares de forêts sur la Terre. Il n’y en a plus aujourd’hui que 3,9 milliards si l’on prend en compte les 0,2 milliards d’hectares de plantations forestières. Plus de la moitié des pertes de forêts naturelles dans le monde se sont produites depuis 1950. Entre 1990 et 2000, la surface de forêts naturelles a diminué de 160 millions d’hectares, soit d’environ 4 %, ces pertes se situant principalement dans les tropiques ; la destructions des forêts tempérées s’est en effet produite bien avant 1900, lors de l’industrialisation de l’Europe et de l’Amérique du Nord. » L’épineuse question de l’agriculture en elle-même et plus largement des ressources alimentaires sera développée dans des billets ultérieurs. Idem concernant les ressources recyclables comme les métaux.

 

Passons au sujet des ressources en énergie ; il peut être introduit par une citation de Frederick Soddy : « Du point de vue énergétique, le progrès peut être regardé comme un contrôle et une maîtrise successive de sources d’énergie toujours plus proches de la source originelle. » [15] Par « source originelle » il convient de comprendre « énergie contenue dans l’échelle atomique de la matière ». Ainsi, l’accès à l’énergie des tribus primitives se limitait à l’apport direct au corps par la nourriture végétale et animale et par le rayonnement des feux. L’énergie apportée par la consommation de nourriture animale provient de celle stockée dans les autres animaux ou les plantes consommés par le gibier chassé. L’énergie stockée dans les plantes provient quant à elle du rayonnement solaire, via la photosynthèse. L’énergie rayonnée par le Soleil est pour sa part alimentée par le processus du fusion nucléaire par lequel sont créés l’hélium et les autres éléments chimiques. Le détail de cette « cascade » illustre bien que la nourriture animale constitue la source d’énergie la plus éloignée de la « source originelle ». L’énergie du feu provient pour sa part de la combustion de l’énergie solaire stockée dans le royaume végétal. Vint ensuite la maîtrise de l’énergie éolienne (bateaux à voile, moulins) et de l’énergie hydraulique (moulins à aube dans le lit des rivières). L’énergie éolienne est associée aux vents atmosphériques caractérisant le mouvement des molécules d’air atmosphérique, qui puissent lui-même son énergie dans la chaleur apportée par le rayonnement solaire. L’énergie hydraulique provient elle aussi du rayonnement solaire qui, via le phénomène d’évaporation et de pluie, apporte de grandes quantités d’eau sur les reliefs. La force de gravité induit ensuite l’écoulement de cette eau vers le niveau des mers, permettant la capture d’une partie de cette énergie potentielle, dans des roues à aube, par exemple, en ce qui concerne la technique la plus ancienne. Des technologies plus modernes de capture de ces énergies sont les éoliennes d’une part et les barrages d’autre part. Des technologies bien plus efficaces mais nécessitant en contrepartie des investissements plus lourds. Tout ceci constitue les sources d’énergie dites « renouvelables ». On peut y rajouter une catégorie à part, la géothermie, source d’énergie renouvelable dont l’origine n’est pas le rayonnement solaire, mais la chaleur interne de la Terre. Pour ce que l’on sait du passé lointain, les sources d’énergies renouvelables ont été les seules à avoir été utilisées par les humains jusque dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, il y a donc deux à trois cents ans : Comparativement, la présence de l’Homo sapiens sur Terre est aujourd’hui datée à environ 300 000 ans.

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Pour fixer les idées, les 250 dernières années d’une présence de l’Homo sapiens sur Terre de 300 000 ans représentent pour un homme de 80 ans à peu près les trois dernières semaines de sa vie. Recentrons-nous sur ce qui s’est passé au cours de ces trois dernières semaines en termes de consommation d’énergie. Précisons avant cela que les données de consommation mondiale d’énergie sont communément données en millions de tonnes équivalent pétrole (Mtep ; une tep équivalent à 11 700 kWh). En 1800, la consommation mondiale était d’environ 300 Mtep. En 1950 elle était passée à environ 2 160 Mtep et en 2000 elle avait explosée à 9 240 Mtep (le seuil des 10 000 Mtep ayant été atteint seulement 4 années plus tard, en 2004). À ces dates, nous avons vu que la population mondiale était respectivement de 1 milliard, 2,5 milliards et 6 milliards (en 2000). Ainsi de 1800 à 1950, alors que la population mondiale a été multipliée par 2,5, la consommation d’énergie a été multipliée par 7,2 (ceci sur une période de 150 ans). Et de 1950 à 2000, la population mondiale a été multipliée par 2,4 et la consommation d’énergie a été multipliée par 4,3 (ceci sur une période de 50 ans). Comment imaginer que les choses puissent continuer longtemps à s’emballer de la sorte ? On peut d’ailleurs déjà remarquer que sur la période 1950 à 2000, l’augmentation de la consommation d’énergie par habitant a été presque deux fois moindre que ce qu’elle avait été sur la période 1800 à 1950. [16-17]

[1] « Une question de taille » d’Olivier Rey, 2014, éditions Stock ; pp. 18-19.

[2] https://www.hominides.com/les-origines-dhomo-sapiens-au-maroc-il-y-a-300-000-ans/

[3] https://www.herodote.net/La_population_mondiale_depuis_les_origines-synthese-2064.php

[4] https://www.nationalgeographic.fr/histoire/2023/02/en-amazonie-des-archeologues-decouvrent-les-vestiges-dune-mysterieuse-civilisation-pre-colombienne

[5] https://www.connaissancedesarts.com/monuments-patrimoine/archeologie/en-chine-decouverte-sur-une-pyramide-vieille-de-plus-de-4300-ans-de-rares-portraits-de-rois-dune-civilisation-legendaire-11176049/

[6] https://www.rtflash.fr/nous-n-avons-pas-encore-decouvert-toutes-grandes-civilisations-passe/article

[7] https://www.consoglobe.com/wp-content/uploads/2016/03/duree-de-vie-dechets.png

[8] https://stacker.com/environment/how-long-it-takes-50-common-items-decompose

[9] https://www.concreterecruiters.com/how-long-does-concrete-take-to-decompose

[10] https://www.francetvinfo.fr/monde/chine/chine-la-grande-muraille-restauration-d-une-merveille_5799935.html

[11] https://www.youtube.com/watch?v=iDN18vAbfro

[12] https://www.cnrs.fr/sites/default/files/press_info/2021-03/CP%20Le%20Maghreb%20a%20conserv%C3%A9%20des%20traces%20de%20la%20derni%C3%A8re%20P%C3%A9riode%20humide%20africaine.pdf

[13] https://www.inee.cnrs.fr/fr/cnrsinfo/ete-comme-hiver-le-regime-de-pluie-lorigine-du-sahara-vert-il-y-9000-ans

[14] https://scitechdaily.com/the-saharas-secret-past-when-deserts-turned-green/

[15] « Richesse, Richesse virtuelle et Dette » de Frederick Soddy, 1926, traduction française par Jean-Paul Devos, édition Persée, 2015, pp. 57-58.

[16] https://www.econologie.com/consommation-mondiale-energie/

[17] https://www.encyclopedie-energie.org/consommation-mondiale-denergie-1800-2000-les-resultats/

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31 décembre 2023

113 - Le modèle d’évolution des civilisations de Thomas Wallace : Conclusion.

Le cas pratique de l’essor, du déclin et de l’effondrement de l’Empire espagnol exposé dans les trois derniers billets a permis de bien toucher du doigt une expression concrète du modèle conceptuel d’évolution des civilisations.

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Toute ressemblance des temps troublés de Toynbee avec la période contemporaine n’est pas fortuite. Toutefois le monde actuel présente quelques particularité nouvelles. La mondialisation, ou en tout cas le niveau d’interdépendance économique planétaire, a conduit à une sorte de société économique mondiale calquée, de manière plus ou moins appuyée, sur le capitalisme occidental. Par le passé, les sociétés évoluaient de manière relativement indépendante, une société ou une civilisation pouvait être en essor dans une partie du monde pendant qu’ailleurs, une autre déclinait. Ainsi, alors que l’Égypte antique s’effondrait, l’Empire romain était en plein essor. Mais aujourd’hui, l’économie est suffisamment mondialisée et la finance informatisée pour qu’un choc économique se propage rapidement à travers toute la planète. On a vu par exemple comment, en 2007/2008, la crise des subprimes de Wall Street a eu des répercussions planétaires. De plus, au vu du niveau de connaissances et de technologies accumulé et de l’explosion de la population humaine, les activités anthropiques ont aujourd’hui des conséquences qui affectent notre écosystème planétaire dans son ensemble. Ainsi, aujourd’hui, un effondrement pourrait affecter l’humanité entière, ce qui pose un problème de survie global.

Mais, en face de cette particularité inquiétante, l’humanité contemporaine bénéficie d’une autre particularité qui est, elle, potentiellement positive et porteuse d’espoir. Si la révolution industrielle est née du début d’une consommation effrénée des ressources non renouvelables de la Terre, elle est aussi à l’origine du développement d’un nouveau domaine de connaissance des sciences physiques : la thermodynamique. Antérieurement à l’acquisition de ce domaine des sciences, les sociétés humaines était contrainte de subir les déclins sans pouvoir en comprendre le mécanisme profond. De nos jours nous en disposons et pouvons utiliser le modèle d’évolution des civilisations qui en découle pour influer sur notre destin, c’est une question de volonté et de décisions humaines.

Toutefois, la volonté de prendre ces décisions humaines doit résulter d’une concertation et une entente mondiale, de l’humanité dans son ensemble. Au vu de la situation géopolitique et de la trajectoire suivie actuellement (année 2023) par les relations internationales, on ne peut qu’être très perplexe si ce n’est carrément pessimiste sur l’avenir.

Les prochains billets vont être consacrés à analyser scientifiquement les enjeux puis les solutions concrètes pouvant être envisagées au niveau socio-économique et politique. Ces contenus ont vocation à alimenter des réflexions et des débats qui pourront constituer une force de contribution en vue d’infléchir la dangereuse tendance actuelle.

22 décembre 2023

112 - Le modèle d’évolution des civilisations de Thomas Wallace : L’exemple de l’Empire espagnol – l’effondrement. [1]

Nous allons ici ne faire que retranscrire le narratif de Thomas Wallace détaillant le processus d’effondrement de l’Empire espagnol (p. 337 à 341).

« L’approche de gouvernance de Charles fut de permettre à chaque entité indépendante d’être considérée comme un territoire individuel à l’intérieur d’une agrégation de territoires et d’être gouvernée par ses lois et traditions ancestrales, bien qu’étant sous la dominance d’un même souverain autoritaire. Dans les faits, cette philosophie étouffa la croissance et la coopération économique entre les territoires, et elle n’incita pas au développement de stratégies et de politiques communes ni au sentiment d’un objectif partagé. Cet environnement politique conduisit finalement à une ambivalence entre les territoires au sujet des actions militaires de l’empereur à l’étranger, des problèmes financiers, et d’autres questions étrangères affectant l’Empire.

Sous Charles V, les thèmes distinctifs Habsbourg furent de coûteuses guerres et bureaucraties impériales. De nouvelles procédures administratives complexes furent créées, avec la bureaucratie permettant leur mise en œuvre, afin de gérer le nombre nécessairement grand de tâches disséminées sur une large étendue du globe. Ceci demandait un personnel nombreux, des conseils municipaux et un vaste réseau de communications subvenant aux besoins de processus administratifs complexes et consommateurs de temps. Pour l’essentiel, l’Espagne du XVIe siècle tenta sans succès d’adapter des organisations et des processus politiques, sociaux et économiques médiévaux aux besoins du vaste programme d’un empire mondial. Les exigences financières et les complexités procédurales eurent un impact négatif sur la stabilité et la productivité socio-économiques. L’agriculture castillane était incapable de nourrir sa population tout en alimentant le nouveau marché américain, entraînant ainsi une hausse des prix de l’alimentation et rendant les nécessités de la vie inabordable pour les Castillans. En conséquence, les biens étrangers devinrent meilleur marché que les produits nationaux. Graduellement, il devint évident que l’opportunité américaineétait au-delà des capacités humaines et des ressources de la Castille et de la population espagnole en général. Cependant, Charles se montra capable d’obtenir le financement indispensable des Pays-Bas, de l’Italie et du pape, en se fondant sur la mission impériale de combattre l’hérésie. Des revenus supplémentaires furent tirés d’une augmentation du fardeau de la taxation, en particulier sur le dos de ceux les moins capables de le supporter. Le résultat fut que la population devint désabusée par la mission impérialiste de Charles…

La nature humaine s’adapte à l’extrême frustration qui accompagne le sentiment qu’a une société d’un mouvement la faisant irrémédiablement plonger vers le désastre, en ignorant purement et simplement la situation et en se désengageant mentalement des réalités de l’existence sociétale. Elliott exprime une réaction espagnole typique : "La seconde et la troisième générations des dynasties de marchands préféraient les plaisirs de l’existence aristocratique à l’ennui de tenir des comptes dans un bureau." Il était particulièrement pénible pour le moral du citoyen de manquer de preuves attestant que la richesse de l’argent et de l’or américains était utilisée pour stimuler l’économie castillane ou même pour améliorer la qualité insuffisante de la vie quotidienne. Il devint évident que l’Espagne manquait d’un programme économique global, agressif et profitable, pour créer de nouvelles opportunités dans le Nouveau Monde et que les infrastructures espagnoles se détérioraient rapidement et irréversiblement.

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Quand le règne de Charles V pris fin et que commença la gouvernance de Philippe II [en 1555], l’amplitude du déficit opérationnel annuel de l’Empire et celle de sa dette accumulée, tout comme celle des problèmes sociopolitiques qui leur sont liés, devinrent insurmontables. Des banquiers allemands et génois prirent des hypothèques sur les revenus futurs ; ainsi, des banquiers étrangers contrôlaient les futures sources de richesse du pays. La Castille était aux prises avec le principal fardeau financier du pays, en particulier les moins riches, qui étaient incapables de s’acheter des exonérations aux diverses formes de taxation qui étaient établies dans l’espoir d’augmenter rapidement les revenus. Ceux possédant encore de la richesse devinrent inactifs dans leurs entreprises commerciales, pour minimiser leurs pertes et pour sauver autant de richesse que possible. En conséquence, le système financier a vu son capital de richesse-énergie se réduire considérablement, ce qui étrangla l’économie.

Résister aux menaces et aux conflits extérieurs, avec la France dans les années 1520, avec les turcs des années 1530 jusqu’aux années 1550, ainsi que combattre l’hérésie allemande, fut très coûteux. Les guerres n’étaient plus soutenables financièrement, le crédit était devenu inaccessible, et le pillage d’autres territoires pour en tirer des revenus n’était plus une option. Durant les années 1540, les gens ordinaires souffrirent d’une misère de plus en plus grande et répandue. Il en résulta qu’il devint impossible de tirer des capitaux d’aucune source que ce soit. Pendant ce temps, les nobles continuèrent de faire main basse sur le trésor national et l’empereur continua de dépenser. Ainsi,... Philippe II hérita d’un empire hispano-américain en faillite. Toutefois, un répit financier inattendu vit le jour qui sauva temporairement l’Empire, une pulsation avant l’accalmiefinale.

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Les métaux précieux étaient devenus rares en Europe et répondre à leur besoin devint un objectif prioritaire du programme américain de l’Empire. Un nouveau procédé à l’amalgame de mercure fut utilisé dans les mines d’argent péruviennes et apporta une importante amélioration à la technique d’extraction ce qui tripla les ressources d’argent de l’Europe vers le milieu du XVIe siècle. Il a été estimé que la part des lingots possédée par la couronne était d’environ 40 %, mais la plupart était due à des marchands pour des matériels expédiés au Nouveau Monde, lequel dépendait presque entièrement des fournitures importées. La part royale des lingots importés fournit suffisamment de richesses pour satisfaire aux banqueroutes de 1557 et 1575, permettant en cela à Philippe de poursuivre ses objectifs impérialistes durant les années 1580 et 1590, y compris l’annexion du Portugal.

 

 

 

 

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Cependant, le répit financier ne fut qu’une parenthèse de courte durée dans une spirale descendante et, au début des années 1590, l’Aragon était en révolte et ingouvernable. L’économie castillane fut véritablement détruite quand les nouveaux revenus de l’argent furent une fois de plus utilisés pour régler la dette de l’empereur plutôt que pour aider directement le peuple. La banqueroute de 1596 mit fin aux activités impérialistes de Philippe quand il se retrouva sans ressources financières tout autant que sans le soutien moral et financier des concitoyens. Mais la souffrance et les conflits internes vécus par les masses continuèrent avec l’intensification du taux de déclin culturel.

Pendant ce temps, l’Espagne fut incapable de produire les biens dont l’Amérique avait besoin ; une opportunité pour stimuler un nouveau commerce et des nouveaux revenus indispensables fut ainsi perdue. L’Europe approvisionna l’Espagne avec des nécessités telles que du grain, du bois et des fournitures navales qui furent payées avec des métaux précieux d’Amérique. Le manque continuel d’investissements de l’Espagne dans des programmes municipaux et les infrastructures contribua à un manque de confiance dans la capacité de leadership à améliorer les conditions à l’intérieur du pays. Quand les revenus de l’argent américain déclinèrent à nouveau et que les colonies ne devinrent plus autosuffisantes pour produire les biens nécessaires, les revenus de l’empereur se réduisirent encore plus.

[…]

… l’effondrement de l’Empire espagnol… est fondé sur la mauvaise évaluation faite par l’Espagne de la suffisance de ses ressources disponibles pour satisfaire aux besoins d’un périmètre irréaliste d’activités intérieures et extérieures. Ainsi, la nature spécifique du manque de "ressources" provient d’un choix malavisé de priorités, d’un comportement imprudent et de valeurs matérialistes qui conduisirent à une insuffisance en capital de richesse-énergie.

… Plutôt que d’investir dans des entreprises profitables, d’importantes dépenses ont été consacrées à des expansions territoriales, au militaire, à une bureaucratie galopante, à des services publics excessifs, à la dette et à des biens de consommation de luxe. »

 

[1] « Richesse, Énergie et Valeurs humaines » de Thomas Wallace, 2009, traduction française par Jean-Paul Devos, édition Persée, 2017 ; pp. 315-342.

4 décembre 2023

111 - Le modèle d’évolution des civilisations de Thomas Wallace : L’exemple de l’Empire espagnol – l’essor. [1]

Le précédent billet a été consacré aux événements historiques qui ont conduit à la création de l’Espagne puis à l’avènement de l’Empire espagnol marqué par la colonisation du « Nouveau Monde » qui a suivi l’exploration de Christophe Colomb.

Nous allons examiner ici la période de l’Espagne impériale jusqu’à son effondrement.

Il ne semble pas inutile, pour fixer les idées, de commencer par brosser – partiellement - le contexte dynastique un peu complexe faisant suite à l’union de Ferdinand d’Aragon et d’Isabelle de Castille.

Nous avons vu dans le précédent billet que leur mariage ne fut qu’une union dynastique des deux couronnes (même si en essence on peut considérer cet événement comme celui de la naissance de l’Espagne). Isabelle a régné sur la Castille de 1474 jusqu’à sa mort en 1504. Durant cette période Ferdinand d’Aragon est roi consort de Castille. Ce dernier restera roi d’Aragon jusqu’à sa propre mort en 1516. Isabelle et Ferdinand eurent trois enfants. Les deux premiers, un fils et une fille, sont morts prématurément en 1497 et 1498, respectivement. C’est donc leur troisième enfant, Jeanne, née en 1479, qui a hérité de la couronne de Castille en 1504, puis de celle d’Aragon en 1516. En théorie toutefois, car Jeanne était affectée par des troubles mentaux (Ferdinand et Isabelle, ses parents, étaient cousins germains). Ainsi, de 1504 à 1516, c’est en pratique Ferdinand qui assura la gouvernance de la Castille. À la mort de Ferdinand, en 1516, c’est au deuxième des six enfants de Jeanne (l’aîné mâle), Charles, que fut confié la régence des deux couronnes dont il devint le souverain effectif à l’âge de 16 ans. Seulement quatre années plus tard, en 1520, ce dernier se fit élire empereur d’Espagne sous le nom de Charles Quint.

111-1

Nous avons indiqué que le règne d’Isabelle et Ferdinand s’est effectué sous la marque du mode de gouvernance altruiste qui caractérisait les rois catholiques de l’époque. Même si, après 1492, la colonisation de l’Amérique a représenté une nouvelle source de richesses, c’est principalement le mode de gouvernance d’Isabelle et Ferdinand qui a insufflé une stabilité sociale et économique « affectant favorablement le taux de croissance et de productivité culturelle » et une coopération harmonieuse des populations de Castille et d’Aragon. La prospérité économique instillée par Isabelle et Ferdinand bénéficia de plus de l’absence bénéfique de coûts militaires supplémentaires car elle se déroula dans une période de paix. Wallace écrit (p. 333) : « Ferdinand et Isabelle ont été capables d’établir l’ordre en Castille, et de neutraliser, à un certain degré, le pouvoir politique de l’aristocratie. Cet objectif nécessitait de créer une relation de travail positive entre la couronne et les municipalités, fondée sur l’intérêt commun de réduire l’influence de l’aristocratie et de restaurer l’état de droit. »

Ce contrôle des appétits de l’aristocratie – au sein de laquelle la mentalité dominante avait glissé vers un matérialisme assuré - s’appliqua aussi dans le Nouveau Monde.

Même si la gouvernance d’Isabelle et Ferdinand avait apporté un contexte favorable de développement économique, les difficultés financières de la couronne n’étaient pas résorbées au début du XVIe siècle. Thomas Wallace décrit ainsi (p. 330) comment l’entreprise d’expansion au Nouveau Monde fut financée : « Pour financer des projets spécifiques, la couronne combina des sources de financement privées et publiques, avec la participation conjointe de l’État et de la couronne. Il y eut aussi des expéditions entièrement privées, mais uniquement sous l’autorité légale de la couronne et sous la perspective que certains droits spécifiques de la couronne seraient respectés. L’investisseur privé pouvait légalement acquérir des propriétés, des indigènes pour le travail forcé, des terres et des titres. Le manque de richesse de la couronne nécessitait des incitations plutôt généreuses envers les investisseurs privés, mais toujours sous le contrôle de la couronne. »

Il écrit ensuite (p. 331) : « Dans le Nouveau Monde, l’importance économique de l’esclavage des Indiens pour des entreprises profitables devint rapidement un sujet majeur qui se heurtait avec les objectifs religieux affirmés par la couronne, et plus particulièrement ceux de la reine. Ainsi, elle interdit formellement l’emploi d’esclaves indigènes à des travaux forcés en 1500, mais des méthodes créatives ont rapidement été inventées par les investisseurs pour rationaliser l’esclavage comme une nécessité économique, en particulier pour le travail dans les mines. Un moyen fut basé sur le postulat que la fourniture de "soins pastoraux", qui comprennent la sécurité, l’éducation et l’instruction religieuse, était le paiement du travail, qui n’était autre qu’un esclavage flagrant au nom du profit. »

Les règles éthiques avec lesquelles Isabelle et Ferdinand contrôlaient la colonisation du Nouveau Monde s’effacèrent à la mort de ce dernier en 1516.

111-2

Comme cela a été mentionné plus haut, la couronne atterrit ensuite sur la tête de Charles, petit fils d’Isabelle et de Ferdinand. Charles naquit à Gand (comté de Flandre) de l’union de leur fille Jeanne avec Philippe de Habsbourg, duc de Bourgogne. Précisons qu’à l’époque le comté de Flandre était intégré à la Bourgogne. Philippe de Habsbourg décéda prématurément en 1506, à l’âge de 28 ans.

À cette date Charles hérita notamment ainsi, dès l’âge de 6 ans, des royaumes de Hongrie et de Bohême, de l’archiduché d’Autriche et de la Bourgogne. Tout ceci illustre que l’enfance de Charles a baigné dans un contexte culturel différent de celui des rois catholiques Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille, ses grands-parents. Même si Charles adhérera encore au rêve carolingien d’un empire chrétien uni, son accession au trône sera marquée par un style de gouvernance plus « autoritaire et énergétique » et une « élimination des degrés de liberté et d’autodétermination » qui avaient cours sous la gouvernance de Ferdinand et Isabelle. Nous savons à présent qu’un tel changement tend à susciter des répercussions socio-économiques négatives. Cependant les sujets de Castille et d’Aragon attendaient « que des retombées positives sur sa propre économie seraient entraînées par le nouveau leadership d’un empereur aussi puissant, qui avait l’ambition de continuer à acquérir agressivement la richesse du Nouveau Monde et à défendre la chrétienté, à travers le monde, contre l’hérésie et les infidèles ». (p. 337)

C’est sous cette nouvelle doctrine de gouvernance introduite par le jeune Charles Quint que « de 1519 à 1540 l’Espagne établit son Empire américain tout en soutirant une importante richesse mais en détruisant aussi, dans le processus, les civilisations aztèque et inca, le tout avec l’accord papal et en faisant de l’Amérique une possession castillane légale. » (p. 330)

Le XVIe siècle fut la période du plein essor de l’Empire espagnol. Thomas Wallace a écrit : « Au cours du XVIe siècle, l’Espagne devint une grande puissance militaire, acquit une grande richesse en colonisant de vastes territoires et, dans ce processus, développa des améliorations technologiques créatives dans la communication, la cartographie, la navigation, l’exploitation minière et la métallurgie. De plus, des méthodologies avancées furent inventées pour gérer les problèmes exceptionnels associés aux aspects sociaux, économiques et politiques d’une expansion impériale massive dans des régions inexploitées du monde. »

[1] « Richesse, Énergie et Valeurs humaines » de Thomas Wallace, 2009, traduction française par Jean-Paul Devos, édition Persée, 2017 ; pp. 315-337.

22 novembre 2023

110 - Le modèle d’évolution des civilisations de Thomas Wallace : L’exemple de l’Empire espagnol – la naissance. [1]

Les trois paramètres qui caractérisent de manière omniprésente une société en déclin (les « temps troublés » de Toynbee) sont une explosion des dettes, des inégalités de distribution de richesse et de la défiance de la population envers l’élite dirigeante. Il ne fera pas de doute pour le lecteur que l’époque que nous traversons est marquée par ces trois caractéristiques.

Il est difficile d’appréhender les mécanismes d’un phénomène quand on est plongé dedans, on n’a pas le recul nécessaire. Cela doit être fait en se référant au passé, à une société qui est allée au bout de son déclin. Un exemple emblématique est celui de l’Empire espagnol, un « cas d’étude » que Thomas Wallace développe dans son livre de manière détaillée à la lueur de la nouvelle lumière avec laquelle il l’éclaire : les aspects énergétiques de la thermodynamique.

110-1

Commençons par un rappel historique de la création de l’Espagne. La péninsule ibérique a été le théâtre d’une longue période d’affrontements entre des forces chrétiennes et des troupes musulmanes. En l’an 711, ces dernières franchissent le détroit de Gibraltar et, après avoir vaincu le dernier roi wisigoth, envahissent rapidement toute la péninsule - à l’exception des régions montagneuses du Nord (Pyrénées). Une dizaine d’années plus tard une résistance chrétienne se met en place. La reconquête de la péninsule ibérique par des rois chrétiens durera de 722 à 1492, date à laquelle tombera la dernière enclave musulmane de Grenade. Au début du Xe siècle les chrétiens avaient repris, grosso modo, le tiers nord de la péninsule. Même si la ligne de démarcation n’a cessé de se mouvoir, cette proportion est ensuite restée à peu près la même jusqu’à la fin du XIe siècle. Le Nord de la péninsule était alors tenu par de petits royaumes chrétiens (Léon, Castille, Navarre, Aragon et Comté de Barcelone). Une phase féodale suivant le modèle de Melko (billet n° 100).

 

 

 

 

110-2

Au début du XIIIe siècle la situation avait sensiblement bougé. Les musulmans n’occupaient plus qu’un gros tiers du Sud de la péninsule ibérique. Au Nord, les royaumes chrétiens étaient à présent au nombre de sept : le Portugal, la Galice, Léon, la Castille, la Navarre, l’Aragon et la Catalogne. Configuration toujours typique d’une phase féodale. C’est de Catalogne que démarrera, en ce début de XIIIe siècle, une phase de prospérité économique couplée à des « initiatives agressives d’expansion » et des « conquêtes dans la Méditerranée » - côté France, la Catalogne s’étendait alors jusqu’au Nord de Toulouse et incluait les villes de Carcassonne et de Narbonne.

En se reportant au graphique de Sorokin (voir billet n° 102) on constate que de la fin du VIIIe siècle au début du XIIe la civilisation gréco-romaine occidentale était à une maximum de valeur idéationnelle, autrement dit de mentalité altruiste. Au niveau de l’administration des royaumes chrétiens du Nord de la péninsule ibérique, cela se traduisait par un système constitutionnel reposant sur l’idée de contrat. « Entre le gouvernant et le gouverné il y avait une confiance mutuelle fondée sur la reconnaissance par chacune des parties opposées de l’étendue de ses obligations et des limites de ses pouvoirs ». On reconnaît ici un système de gouvernance de complexité minimale, c’est-à-dire d’efficacité maximale quant à la consommation d’énergie qu’il lui est nécessaire de consommer pour son fonctionnement propre. (voir billet n° 106) Cette situation s’accompagna d’une forte expansion de la force commerciale et d’un important essor économique au cours des XIIIe et XIVe siècles. Cette période fut marquée par des unifications dans les royaumes chrétiens. Au XIVe siècle ils n’étaient plus qu’au nombre de quatre : le Portugal (dont les frontières s’étaient établies à ce qu’elles sont aujourd’hui), et les couronnes de Castille (la plus étendue), d’Aragon (englobant la Catalogne) et le beaucoup plus petit royaume de Navarre (localisé où se situe aujourd’hui de Pays basque). Au Sud, les musulmans n’occupaient plus qu’une enclave centrée autour de Grenade, ne représentant en surface que quelques pourcents de la péninsule ibérique.

110-3

On peut attribuer la naissance de l’État espagnol à l’année 1469, année qui vit la célébration du mariage de Ferdinand, héritier de la couronne d’Aragon, et d’Isabelle, héritière de celle de Castille, avec pour conséquence une union dynastique des deux principaux royaumes chrétiens de la péninsule ibérique – « union dynastique » car les deux couronnes cohabiteront de manière distincte jusqu’au XVIIIe siècle. C’est en 1474 qu’Isabelle devint reine de Castille et en 1479 que Ferdinand devint roi d’Aragon. Pour des raisons exposées p. 328 de [1] la couronne d’Aragon était alors en quasi faillite. Néanmoins, l’union dynastique d’Isabelle et Fernidand fut le point de départ d’une renaissance culturelle, d’un dynamisme économique intense et d’un accroissement de la population dont la Castille fut le principal moteur.

Comme nous l’ont montré les travaux de Sorokin (billet n° 102), un tel essor s’accompagne immanquablement d’un lent glissement d’une mentalité prédominante altruiste vers une mentalité plus égoïste et matérialiste. La transition de l’Espagne de la phase étatique à la phase impériale intervint seulement une vingtaine d’années plus tard, plus précisément en 1492, année susmentionnée comme étant celle de la conquête espagnole de la dernière enclave musulmane de Grenade. Mais comme beaucoup le savent (notamment via le film ayant pour titre 1492), cette année fut aussi celle du départ de Christophe Colomb à la découverte du « Nouveau Monde ». Christophe Colomb, malgré la doctrine de la Terre plate diffusée par l’Église catholique à l’époque, était convaincu de la rotondité de notre planète. Selon les historiens, il nourrissait ainsi depuis plusieurs années le projet de rejoindre les Indes orientales par l’Ouest. C’est en 1492 qu’il put concrétiser son projet et qu’il appareilla à la tête d’une flottille de trois navires : la Santa Maria, la Niña et la Pinta. Croyant de prime abord être arrivé aux Indes – après guère plus de deux mois de navigation à travers l’Atlantique – c’est en fait aux Bahamas que sa flottille a accosté. Cette bévue est à l’origine du nom d’Indien (d’Amérique) qui est toujours employé aujourd’hui.

Il est instructif de retranscrire le passage où Thomas Wallace examine les diverses motivations qui conduisirent à l’entreprise de ce voyage d’exploration :

« En 1492, quand Colomb partit pour son premier voyage vers l’Ouest, la couronne était appauvrie et une motivation de son accord et de son soutien au voyage fut donc l’acquisition potentielle d’une richesse indispensable. Isabelle était aussi motivée pas l’expansion potentielle de la mission chrétienne et sa contribution à la croisade en cours contre les musulmans. Il existait en outre dans la Castille une longue tradition d’expertise militaire et maritime adaptée à l’exploration de territoires étrangers. Cette faction de Castillans était motivée par le potentiel d’acquisition de richesses tirées de récompenses contractuelles provenant de la couronne et des terres conquises, de pillages, de travailleurs esclaves, et de tous les autres butins informels résultant d’une agression entreprise sous le couvert de motifs religieux. L’historien ... Elliott ajoute : "Les conquistadores vinrent au Nouveau Monde à la recherche de richesses, d’honneurs et de gloire. C’était l’avidité, la cupidité, ainsi que la soif du pouvoir et de la renommée qui poussèrent vers l’avant un Pizarro ou un Cortes." Finalement, une autre faction de Castillans, possédant l’expertise maritime, mènera à bien une expansion commerciale prospère, comme par exemple le développement du commerce de la laine avec l’Europe et la création de cités portuaires espagnoles productives. Colomb était un représentant de cette dernière faction qui avait l’objectif d’établir des avant-postes commerciaux pour développer un commerce mutuellement bénéfique impliquant certaines terres inconnues possédant certaines richesses précieuses tout aussi inconnues. La faction commerciale perdit la bataille des stratégies au bénéfice des tactiques de conquête militaire, de pillage et de mise en esclavage, après lesquelles des répliques de communautés castillanes furent établies. »

[1] « Richesse, Énergie et Valeurs humaines » de Thomas Wallace, 2009, traduction française par Jean-Paul Devos, édition Persée, 2017 ; pp. 315-330.

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29 octobre 2023

109 - Le modèle d’évolution des civilisations de Thomas Wallace : Phase impériale, rebond, ossification ou effondrement. [1]

Toynbee a introduit le terme « état universel » pour qualifier une société dans laquelle l’avancement des « temps troublés » en est arrivé à une situation de dysfonctionnements extrêmes. Cette situation peut être rapprochée de la « phase impériale » du modèle de Melko (billet n° 100). Thomas Wallace en donne une description concise à la page 314 de son livre :

109-1

« L’état universel émane d’une civilisation en déclin du fait des actions de sa "minorité dominante" dans le but de relancer une civilisation agonisante à travers des actions économiques, militaires et politiques toujours plus extrêmes et désespérées, ainsi qu’en promulguant encore plus de lois, de complexité, de standardisations, de centralisation et de contrôles (c’est-à-dire "l’unification par la force"). Brander se réfère à l’état universel comme à "un abri temporaire dans la jungle de la désintégration… une action de retardement". »

À quoi cela aboutit-il ensuite ? Il y a trois issues. Si le déclin est une phénomène inéluctable, donc entièrement prévisible, vers laquelle des trois issues va s’engager une société en déclin est totalement imprévisible.

À la suite du précédent extrait Thomas Wallace poursuit ainsi :

109-2

« Entre-temps [c’est-à-dire pendant l’état universel] beaucoup de personnes se seront déjà projetées en avant avec une nouvelle vision du futur, à la recherche d’un réconfort émotionnel, psychologique et spirituel pour remplacer une culture en échec qui n’apporte plus un sentiment de sécurité… »

Si cette émergence d’une « nouvelle vision du futur » est suffisamment présente, développée et active, elle peut aboutir à une transition vers un ordre social moins complexe, plus organisé et fonctionnel. « Cependant, une telle renaissance organisationnelle nécessite une modification drastique des valeurs humaines, du comportement et de la priorisation des ressources. » [2] Moins gourmand en énergie, ce système social plus primitif et plus simple permettra à la société de rebondir vers un nouvel essor. C’est ce qu’il est advenu avec l’essor de l’idéologie chrétienne altruiste pendant le déclin de l’Empire romain (voir billet n° 105).

109-3

La deuxième issue est ce que le jargon des spécialistes en étude des civilisations appelle, selon les auteurs, « l’ossification », « la cristallisation » ou encore « la pétrification ». (voir billet n° 100) Plus communément il s’agit d’une société en phase de stagnation. Le déclin est contenu mais il n’y a plus de nouvel essor. Les processus socio-économiques qui contribuent positivement et négativement à la croissance culturelle se compensent. On peut ici citer l’exemple de la civilisation asiatique, tout particulièrement de la Chine, depuis les derniers travaux de construction de la Grande Muraille à la fin du XVIIe siècle, jusqu’à la résurgence survenue au tournant du XXIe siècle.

109-4

Enfin, la troisième issue est un effondrement pur et simple aboutissant à la disparition complète de la civilisation et de sa culture. Après des hauts et des bas, il en fut finalement ainsi de l’Égypte antique, avec ses pyramides, ses pharaons, et son système d’écriture qui était un vrai mystère jusqu’à la découverte de la pierre de Rosette par Champollion ; pierre sur laquelle figurait un texte hiéroglyphique égyptien avec sa traduction en grec.

 

 

 

 

[1] « Richesse, Énergie et Valeurs humaines » de Thomas Wallace, 2009, traduction française par Jean-Paul Devos, édition Persée, 2017.

[2] Ibid. ; pp. 177-178.

29 septembre 2023

108 - Le modèle d’évolution des civilisations de Thomas Wallace : Les temps troublés. [1]

Toujours dans le chapitre 3 de son livre, Thomas Wallace décrit ainsi le point où le degré complexité et le désordre sociétal qu’il engendre provoquent le basculement dans un niveau d’instabilité et de début de désintégration sociétale auquel Arnold Toynbee a donné le nom de « temps troublés » :

« En fin de compte... les défis et les problèmes apparaissent plus rapidement que des solutions créatives peuvent être inventées et mises en œuvre. Le train de la vie sociétale commence à accélérer plus rapidement que beaucoup de membres de la civilisation peuvent intellectuellement et émotionnellement s’y adapter. Les petits désagréments de complexités et de désordres sociétaux de faible ampleur grandissent et évoluent subtilement en problèmes sociologiques préoccupants pour une part importante de la population. »

Une description plus détaillée de ce qui caractérise « les temps troublés » est développée pages 302 à 304 de [1] :

« Le concept économique de Tainter, selon lequel l’accroissement continu de la complexité culturelle est responsable d’un déclin... aborde la question de Kroeber : "Pourquoi des cultures particulières meurent-elles ?" Des cultures meurent parce qu’elles deviennent "de ce fait épuisées".

108-1

La complexité sociétale et le désordre ont pour résultat de rendre la population émotionnellement épuisée et découragée ; le leadership devient en banqueroute morale, politique et financière ; les systèmes opérationnels sociétaux deviennent lourds et inefficaces ; et les ressources de richesse-énergie s’épuisent. Ceci est l’environnement "suicidaire" des "temps troublés" de Toynbee qui caractérisent la stagnation et la dégradation culturelles tout en fournissant un fondement et une motivation pour la renaissance culturelle. L’atmosphère de Kroeber est décrite de façon similaire : "Il doit y avoir une rupture ou un renoncement et une réforme des structures avant que la culture ne puisse poursuivre sa route vers de nouvelles réalisations élevées." Une culture qui "perd sa vitalité" et devient "sénile" est souvent "étouffée" et "éteinte" par une culture plus agressive et avancée. Ainsi, la population de la culture "éteinte" n’a d’autre alternative que de se réinventer elle-même, de créer un ordre social nouveau et différent, approprié pour un ère nouvelle, ou sinon de périr.

Les temps troublés produisent une période frénétique que caractérise le fait que l’élite et les personnalités politiques prennent des mesures désespérées pour ressusciter une culture mourante. Ceci inclut souvent la guerre, l’expansion territoriale, l’exploitation de la population, l’unification politique forcée, et une recherche effrénée de richesse additionnelle pour affronter le chaos et l’insolvabilité financière.

108-2

En conséquence, il arrive un moment où une part significative de la population devient douloureusement consciente que des conditions socio-économiques graves existent qui seront très probablement irréversibles. La réalisation de la perte potentielle de ses moyens de subsistance, de sa capacité à se nourrir, de son logement et de sa sécurité, si ce n’est de sa vie elle-même, génère la crainte et modifie le comportement humain. Des gens qui avaient auparavant démontré une grande tolérance envers la complexité, le désordre, la pauvreté et un mauvais traitement généralisé deviennent motivés et répondent activement aux conditions chaotiques qui laissent peu d’espoir pour une amélioration future. À ce point, la confiance dans le leadership s’évapore alors que l’ancienne minorité dominante (la classe dirigeante qui fut autrefois créative) échoue à procurer la stabilité et des solutions à des questions qui ne datent pas d’hier. Il en résulte la rapide disparition d’un objectif commun, de l’harmonie et d’un support à l’intérieur du « prolétariat interne » (c’est-à-dire les travailleurs et les partisans internes). Une taxation sévère et injuste, une distribution inéquitable de la richesse et le coût humain et financier de guerres sont souvent des questions majeures et paralysantes qui précipitent une défection émotionnelle de la population envers ses leaders politiques et leurs programmes. Un déclin ultérieur du niveau de créativité et d’initiative, aussi bien qu’un manque de support humain et financier neutralisent le système économique qui se fragmente rapidement en divers groupes sociaux et politiques dissidents.

108-3

Un mécontentement généralisé et la désunion conduisent à la lutte de classe, la rébellion ouverte et appellent à la création d’une société nouvelle et différente. De telles circonstances incitent les membres d’une société à modifier les valeurs et le comportement et à adopter de nouveaux processus, rôles et critères de leadership afin de créer une vision sociétale plus attractive dans une tentative désespérée de stimuler la changement face à la misère et à l’échec. Tandis que des gens attendent le changement tranquillement, d’autres travaillent activement à promouvoir des réformes philosophiques, spirituelles, socio-économiques et politiques. Typiquement, une taxation croissante, des actions militaires nouvelles, une augmentation des dépenses, et une recherche désespérée de richesse pour répondre à des besoins additionnels, constituent souvent les événements marquants de ces "temps troublés". Cependant, ces stratégies et tactiques ne font que produire une tension socio-économique supplémentaire sur une société qui est au-delà de son point de rupture. Des conflits entre les classes sociales, entre des groupes religieux et ethniques et entre des leaders et des partisans provoquent une plus grande dissension et souvent une guerre ouverte… »

Cette description historique des « temps troublés » que connurent les sociétés dans le passé, ne se montre-t-elle pas coller comme un gant à l’époque que nous traversons ?

La question cruciale que l’on est en droit de se poser quant à notre avenir est : « Qu’est-il advenu ensuite chez les sociétés passées ? »

[1] « Richesse, Énergie et Valeurs humaines » de Thomas Wallace, 2009, traduction française par Jean-Paul Devos, édition Persée, 2017.

31 août 2023

107 - Le modèle d’évolution des civilisations de Thomas Wallace : L’entropie sociétale. [1]

Thomas Wallace décrit ainsi les implications concrètes du concept d’entropie sociétale :

« Afin de produire des biens et des services, la thermodynamique exige d’une société qu’elle crée des systèmes structurels et fonctionnels ordonnés. Cependant, de telles transformations d’un système en des états plus ordonnés ont été montrés être thermodynamiquement improbables (c’est-à-dire non spontanés). Ainsi, pour survivre et prospérer, une société doit stimuler des processus qui créent plus d’ordre et qui ne sont pas thermodynamiquement spontanés ou énergétiquement profitables. Cette prouesse de créer un système plus hautement organisé, et par conséquent opposé à la direction naturelle spontanée, ne peut être accomplie qu’en contrepartie d’un besoin considérable d’énergie tout comme de la génération d’un plus grand désordre dans l’environnement…

… Ce concept [d’entropie] s’étend au-delà des exemples simples de l’échappement et des rejets produits par un moteur à essence ainsi que des fumées et des particules fines émises dans l’atmosphère par les sites industriels. Le réchauffement global et les pluies acides résultant de la contamination atmosphérique par la société sont un premier exemple, mais le concept s’applique à tous les processus de l’existence d’une société. Atteindre des objectifs socio-économiques désirables et rentables nécessite des activités qui créent de l’ordre à l’intérieur des systèmes social, économique et politique, entraînant la consommation de richesse, d’énergie et d’autres ressources. Cependant, de tels processus créent un plus grand désordre dans l’environnement extérieur que le degré d’ordre nécessaire atteint dans le système. [Deuxième principe de la thermodynamique.] Ainsi des zones d’ordre peuvent être créées, mais quand tous les facteurs sont considérés, le monde subit un accroissement net du désordre (c’est-à-dire une augmentation de l’entropie produite). »

Il convient toutefois de préciser que ce qui vient d’être énoncé par Thomas Wallace s’applique à un système isolé. Le système Terre n’est pas un système complètement isolé, il reçoit en permanence un flux d’énergie constitué par le rayonnement solaire. Toutefois, quand le supplément de désordre crée dans l’environnement excède la quantité d’ordre qui peut être tirée de l’énergie solaire apportée, le système Terre subit bien un accroissement net de son désordre.

107

« … Les éléments de désordre sociétal à l’intérieur d’une population incluent l’anxiété, le stress et des traumatismes financiers, physiques et psychologiques. De telles conséquences sociétales entropiques affectent les attitudes et le comportement humains…

Alors qu’une augmentation des dysfonctionnements culturels est inévitablement engendrée, des efforts accrus deviennent nécessaires pour enrayer l’accumulation sans cesse croissante d’anxiété culturelle, de complexité et de nouvelles questions irrésolues… Ainsi s’établit un cycle de plus en plus ample et auto-entretenu de production d’entropie sociétale et de réactions humaines en vue de le neutraliser...

Le commerce, l’industrie et les gouvernements ont besoin de consommer d’importantes portions de la richesse nationale afin de combattre un désordre sociétal grandissant… De telles solutions créent plus de systèmes ordonnés conçus pour améliorer la stabilité économique et sociale tout en protégeant les profits commerciaux et les intérêts politiques. Cependant, les initiatives pour soulager les maux de la production d’entropie, tout en pouvant apporter un certain répit, entraînent la consommation de ressources supplémentaires et la génération de plus de dysfonctions sociétales. »

Voici donc sommairement brossé, du point de vue scientifique du concept thermodynamique d’entropie sociétale, la dynamique des processus qui conduisent inévitablement un système socio-économique de l’essor et la prospérité vers le déclin.

Toutefois, au début, ces implications néfastes de l’accroissement de complexité lié au progrès sociétal ne sont pas vraiment perceptibles par le commun des mortels. « Malgré les conséquences négatives inhérentes à la production d’entropie sociétale, la maturité intellectuelle croissante d’une société et la sophistication en matière de finance, marketing, sciences, ingénierie et technologies continuent de produire des avancements socio-économiques substantiels et des accomplissements humains. Cependant, au fur et à mesure qu’une civilisation devient plus mature, chaque nouvel ensemble de questions culturelles est plus difficile à démêler que les précédents. À chaque défi surmonté, la complexité inaliénable et le désordre sociétal se multiplient et continuent de s’accumuler. Un accomplissement sociopolitique ou une réalisation technologique au cours d’une décennie peuvent finalement évoluer en une question encore plus menaçante sur le long terme. »

Il arrive un moment où l’effet boule de neige d’une telle accumulation de désordre sociétal aboutit à un degré d’instabilité et de détérioration socio-économiques qu’Arnold Toynbee a désigné par « les temps troublés ». Ce sera l’objet du prochain billet.

 

[1] « Richesse, Énergie et Valeurs humaines » de Thomas Wallace, 2009, traduction française par Jean-Paul Devos, édition Persée, 2017 ; chapitre 3.

16 août 2023

106 - Le modèle d’évolution des civilisations de Thomas Wallace : Efficacité, ressources et complexité. [1]

Nous avons parlé du constat selon lequel, conformément au schéma du « triple rythme » de Pitirim Sorokin, l’essor culturel d’une civilisation va de pair avec une évolution de mentalité prédominante qui progresse de l’idéationnel (mentalité altruisme), à l’idéaliste (mentalité avec un mix d’altruisme et de matérialisme) pour atteindre un point culminant de mentalité sensorielle (c’est-à-dire matérialiste) qui précède toujours un déclin pouvant aller jusqu’à un effondrement total de la civilisation. Nous avons déjà mentionné la remarque évidente que les membres d’une société altruiste ont spontanément des comportements que n’ont plus les membres d’une société matérialiste. Les premiers agissent naturellement pour le bien commun de la société alors que les seconds agissent d’abord en fonction de leurs intérêts personnels et que les actes nécessaires au fonctionnement d’ensemble de la société doivent être contraints par une réglementation. Il apparaît comme une évidence qu’une société altruiste bénéficie ainsi de l’avantage d’une plus grande simplicité. Mais en quoi cela implique-t-il que, systématiquement, cela conduira vers un déclin sociétal ? Pour répondre à cette question, il faut étendre nos considérations au-delà du seul cadre de la mentalité humaine pour y inclure les lois physiques de la thermodynamique.

Nous avons évoqué dans le billet n° 101 l’importance des ressources en énergie dans la dynamique économique d’une société. C’est par ce biais que l’évolution de mentalité dominante conduit au déclin. Nous avons introduit dans la billet n°076 la notion de RIE (retour sur investissement en énergie) qui exprime la quantité d’énergie qu’il faut investir pour disposer d’une certaine quantité d’énergie sous forme disponible (la richesse-énergie). Un RIE supérieur ou égal à 1 serait bien évidemment un non sens économique, cela voudrait dire qu’il faudrait investir plus ou autant d’énergie que l’on en récupère. Inversement, plus le RIE est inférieur à 1, plus la processus de production de richesse-énergie est efficace. Cette remarque subsidiaire ayant été faite, venons-en au nœud du problème.

Une part de la production de richesse-énergie doit donc être réinvestie dans la création future de nouvelle richesse-énergie. Par exemple, les camions citernes qui approvisionnent les stations-service roulent en consommant le même carburant que celui qu’ils transportent. Une partie de la production d’une raffinerie doit donc être prélevée pour, entre autres, que les camions-citerne puissent amener le carburants aux points de livraison. Un aperçu de l’ensemble du cycle d’investissement en énergie associé au cas du pétrole avait été donné dans le billet n°076. Pour qu’une société puisse continuer de prospérer, il faut bien sûr qu’elle dispose des ressources en énergie qui lui sont nécessaires. Or, une société a aussi besoin de consommer de l’énergie pour assurer son propre fonctionnement, on appelle cette consommation la part non productive de la richesse-énergie disponible. C’est là où se situe le nœud gordien liant énergie disponible et mentalité dominante d’une société.

Nous avons décrit dans le billet n°100 l’organisation sociale qui caractérise une société en phase féodale, selon le modèle de Melko. Si une telle société perdure et prospère c’est qu’elle dispose de ressources en énergie suffisantes à réinvestir dans la création de richesses futures. Concernant l’énergie nécessaire à son fonctionnement propre, une société féodale constitue une organisation pour laquelle les besoins sont minimaux. La dynamique du processus est ensuite la suivante.

L’essor sociétal s’accompagne de la multiplication d’opportunités associées à des récompenses financières. La nature humaine étant ainsi faite, il se crée un environnement compétitif qui influence une corruption du « sens des valeurs, de l’auto-discipline et de l’intégrité de la société. L’attention initiale plus primitive que la société portait sur des critères de comportement économique rigoureux, moraux et coopératifs, supportant des buts sociaux, est supplanté par des priorités individuelles égoïstes et matérialistes. La philosophie de faire ce qui est bon pour la société cède la place à l’instinct humain de faire ce qui est bon pour l’individu… » [2]

Ainsi, pour que des rouages nécessaires au fonctionnement de la société puissent continuer à tourner, il faut mettre en place des réglementations pour ce qui, avant, ne relevait que de l’auto-discipline. Hormis ce besoin de plus de réglementation – qui se traduit par un accroissement de la complexité institutionnelle - le glissement vers une mentalité de plus en plus matérialiste et individualiste s’accompagne d’une augmentation de la complexité des processus économiques, comme de la complexité sociale et culturelle. Ainsi, la part de la production de richesse-énergie qu’il faut consommer dans le fonctionnement du système socio-économique va grandissante. Aux pages 431 à 434 de son ouvrage Thomas Wallace donne, pour les USA, deux exemples concrets frappants de l’augmentation de complexité :

« La version 2007 du code fédéral américain pour l’impôt sur le revenu comporte 66 498 pages, deux fois la taille de l’encyclopédie Britannica, avec plus de 20 000 pages qui ont été ajoutées au cours des six dernières années.

106

Les gouvernements sont constamment en train de créer de nouvelles lois, certaines étant désignées comme des réformes, qui étendent intrinsèquement la complexité sociétale et les organismes bureaucratiques. Ceci est illustré par le nombre grandissant de pages de The Federal Register, qui enregistre les réglementations gouvernementales nouvelles et existantes. La version 1936 de 2 620 pages a régulièrement augmenté pour atteindre 74 402 pages en 2007. »

Plus avant, dans le chapitre 3 intitulé « La force motrice de la complexité culturelle et du désordre », Wallace décrit les conséquences négatives grandissantes de l’augmentation de la complexité. Il s’appuie en cela sur les écrits de spécialistes en étude des civilisations comme Sorokin, que nous avons déjà mentionné à plusieurs, ou encore Eisenstadt, Tainter, entre autres. Sans avoir fait le lien avec les ressources en énergie, ces auteurs avaient déjà établi la correspondance entre déclin et accroissement de la complexité socio-économique.

Dès le billet n°011 « Thermodynamique et macroéconomie » nous avons identifié le lien conceptuel entre un système thermodynamique des sciences physiques et un système socio-économique. La première partie du chapitre 3 de l’ouvrage [1] de Thomas Wallace développe en profondeur le précédent lien associé notamment à la notion d’entropie sociétale. Nous ne ferons ici qu’effleurer ce volet théorique. Rappelons simplement que, pour un système physique, l’entropie est une mesure de son état de désordre, de chaos, ou encore de l’accroissement de ses degrés de liberté, autrement dit de sa complexité. C’est le sens naturel d’évolution d’un système non contraint, c’est-à-dire isolé. C’est également le sens naturel d’avancement, d’essor, d’un système socio-économique que de créer plus de complexité et de désordre. C’est en cela que réside la notion d’entropie sociétale dont nous allons exprimer plus concrètement les implications dans le billet suivant.

[1] « Richesse, Énergie et Valeurs humaines » de Thomas Wallace, 2009, traduction française par Jean-Paul Devos, édition Persée, 2017.

[2] Ibid. ; p. 141.

8 août 2023

105 - Le modèle d’évolution des civilisations de Thomas Wallace : La Grèce et Rome. [1]

105-1

À partir de l’an 800 avant J.C. les cités grecques se développent très rapidement. De 750 à 700 avant J.C. la Sicile et le Sud de la péninsule italienne sont colonisées et se voient ainsi baignées dans les apports sociaux et culturels qui caractérisent l’organisation des cités grecques. Ceci entraîne une hellénisation des peuples autochtones de la péninsule italienne, préexistante à la fondation de Rome. C’est pourquoi, du point de vue du triple rythme de Pitirim Sorokim, la Grèce et la Rome antiques s’apparentent à une même civilisation gréco-romaine. La poussée de la mentalité matérialiste qui a accompagné l’essor de la Grèce antique s’est poursuivie lorsque le rayonnement de Rome a supplanté et absorbé celui de la société grecque. Ainsi un nouveau maximum de mentalité matérialiste n’a été atteint qu’à l’apogée de Rome, autour de l’an 0 (voir le graphique de Sorokin joint au billet n° 102). Qui n’a entendu parler des somptueux festins, des excès de luxe et même des orgies sévissant dans la haute société romaine au temps d’empereurs tels que Néron ou Caligula. Les historiens peinent à mesurer l’ampleur de ces pratiques ; elles constituent toutefois pour le moins un cliché révélateur de l’époque.

105-2

La chute de l’Empire romain qui suivit, jusqu’à l’abdication du dernier empereur en 476, a été concomitante avec l’essor du christianisme. La première persécution connue de chrétiens est intervenue en l’an 64, sous Néron, qui les accusa d’être à l’origine d’un incendie qui ravagea la ville de Rome. Toutefois, cette accusation n’est pas cohérente avec l’idéologie des premiers chrétiens qui, à l’instar des hippies des années 1960, était non violente. Il semble plutôt s’agir d’une fake news de l’époque fomentée par Néron lui-même. Selon les historiens, aussitôt après l’incendie, ce dernier avait entrepris un vaste chantier de reconstruction et d’embellissement de la ville autour d’un palais encore plus grandiose que le précédent. À tort ou à raison, on ne le saura sans doute jamais, la rumeur enflait dans la population que c’était Néron lui-même qui aurait provoqué cet incendie pour mettre en œuvre son projet de rénovation. Pour désamorcer ces accusations, Néron s’est mis en quête d’un bouc émissaire à donner en pâture à la population. Quoi de mieux que d’accuser ces « bizarres » chrétiens d’être à l’origine de l’incendie et d’engager des représailles contre eux. [2] Ainsi la motivation première de Néron ne fut pas de se mettre soudainement à persécuter les chrétiens en raison de leur croyance, mais donner à son peuple dubitatif un coupable pour l’incendie de Rome. Ce n’est finalement qu’après l’an 200 que les persécutions contre les chrétiens prirent réellement de l’ampleur, s’accentuant tout au long du IIIe siècle avec la progression du christianisme. Rome avait alors sombré dans une situation chaotique de guerre civile où des unités militaires s’affrontaient entre elles, tandis qu’au Nord-Est l’Empire était attaqué par les Germains. Les persécutions de chrétiens atteignirent leur apogée au tournant du IVe siècle, jusqu’en l’an 313 où la religion chrétienne fut officiellement reconnue. Malgré la répression croissante, le christianisme était alors devenu majoritaire dans la population de l’Empire romain à l’agonie. [3]

105-3

Contrairement a ce qui a été plus tard répandu par l’Église catholique, la persécution des chrétiens n’a donc pas été immédiate et systématique. Rome avait une coutume de tolérance envers les autres religions. Les chrétiens ne furent pas persécutés car ils vénéraient un autre dieu que les dieux romains. Ils le furent avant tout quand le pouvoir impérial pris conscience qu’ils pouvaient représenter une menace pour la pérennité de l’Empire, notamment par l’attention suscitée par leur prosélytisme. S’ils furent donnés en pâture aux lions devant la foule des arènes ce n’est pas, comme pour les combats de gladiateurs, dans le seul but de distraire la population par les spectacles sanguinaires d’une société de culture violente ; ce fut avant tout dans le but de tenter de contenir la propagation de l’idéologie chrétienne par la terreur. Mais ce fut peine perdue. La défiance de la population envers les élites était devenue trop forte ; l’avenir vers lequel elles conduisaient était devenu trop désespérant.

Ici encore, on peut se référer à l’aphorisme d’Arnold Toynbee : « Une société ne meurt jamais de causes naturelles, mais presque toujours par suicide ». Ce n’est pas l’avènement du christianisme qui a provoqué ou contribué à la chute de Rome. C’est à cause de l’effondrement culturel de la société romaine que la population s’est massivement tournée vers l’idéologie spirituelle chrétienne qui lui apparut plus sécurisante. Et c’est parce que l’idéologie chrétienne était tournée vers l’altruisme que la civilisation gréco-romaine, devenue occidentale, a pu retrouver un nouvel essor. Le mécanisme sera développé dans un prochain billet. Il s’en suivit un maximum de mentalité altruiste que le graphique de Sorokin place autour de l’an 800. Ensuite la mentalité matérialiste a recommencé à croître pour atteindre un troisième maximum plus contemporain, associé à la survenue de la Révolution industrielle. Nous y reviendrons.

[1] « Richesse, Énergie et Valeurs humaines » de Thomas Wallace, 2009, traduction française par Jean-Paul Devos, édition Persée, 2017.

[2] https://www.herodote.net/19_juillet_64-evenement-640719.php

[3] http://www.histoire-fr.com/mensonges_histoire_persecution_chretiens_rome.htm

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