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Économie scientifique
6 décembre 2019

034 - Les multinationales pharmaceutiques (partie 3 : Manipulation des essais cliniques).

Extraits de [1] :

034-A

Les statines sont des médicaments très populaires, étant donné qu’ils font baisser la taux de cholestérol, et un essai de 1994 a démontré que quand les patients dont le risque d’infarctus est très élevé reçoivent de la simvastarine pendant cinq ans, il faudra traiter 30 patients pour éviter un décès. C’est impressionnant, sauf que la simvastatine était très dispendieuse dans les années 1990 alors qu’elle était un médicament breveté. J’ai donc regardé le tableau 1 de l’article, qui décrivait les patients inscrits. Bien que 80 % d’entre eux avaient déjà fait une crise cardiaque avant de commencer l’étude, seulement le tiers suivaient un traitement avec de l’aspirine, bien que cela sauve des vies. De plus, un quart étaient des fumeurs bien qu’ayant tous souffert soit d’une angine de poitrine, soit d’une crise cardiaque. Ainsi, on aurait pu sauver beaucoup de vies à très peu de frais en rappelant aux médecins que leurs patients devraient recevoir de l’aspirine, et aussi qu’ils devraient leur parler un peu plus d’arrêter de fumer. Même les conversations brèves ont un effet sur les fumeurs.

[...]

Les compagnies pharmaceutiques pourraient éviter d’avoir la réputation d’être peu coopératives en ne demandant pas [aux universités] des sommes démesurées pour les placebos [pour essais cliniques], alors que leur coût de production est très près de zéro et qu’elles savent que les chercheurs universitaires n’obtiendront pas de fonds publics pour de pareils excès…

Les compagnies pharmaceutiques ont d’autres manières de pouvoir faire avorter des études importantes qui menacent leur revenu. La ciprofloxacine est un antibiotique qui a tendance à développer une résistance. En 2001, quand un bactériologiste a demandé à Bayer de l’approvisionnement en ciprofloxacine pure pour ses recherches sur la résistance aux antibiotiques, on lui a demandé de signer un document déclarant qu’il ne publierait pas sans la permission de Bayer. Il s’adressa à la Commission européenne, mais on lui répondit que la seule chose que la Commission européenne pouvait faire était de rappeler aux compagnies que « ce type de recherche est potentiellement d’intérêt public ». Ici encore, on ne devrait pas accepter cette situation et faire en sorte qu’il soit obligatoire pour les compagnies de fournir le médicament pur au coût de fabrication pour des recherches indépendantes.

[…]

Les compagnies pharmaceutiques donnent l’impression qu’elles suivent les règles, faisant mine de suivre les directives des bonnes pratiques cliniques et autres exigences des études randomisées, par exemple, utiliser des procédures adéquates de randomisation et d’aveuglement, et contrôler les sites de l’étude pour s’assurer que ce qui est rapporté à la compagnie est exact.

Toutefois, plusieurs moyens permettent à une compagnie pharmaceutique de manipuler des essais cliniques pour garantir que les résultats seront utiles à sa force de vente, peu importe ce qu’une approche scientifique honnête aura démontré. Les manipulations sont courantes et graves au point que l’un de mes collègues a déclaré qu’on devrait tenir les rapports de recherche publiés par l’industrie pour rien d’autre que des publicités pour mousser ses médicaments. Ce à quoi j’ai fait remarquer que les essais de l’industrie ne satisfont même pas les exigences de l’UE en matière de publicité :

« Nul ne peut diffuser une annonce publicitaire concernant un médicament pertinent à moins que cette annonce encourage l’utilisation rationnelle du produit en le présentant d’une manière objective qui n’exagère pas ses propriétés. »

Il n’est guère surprenant que l’industrie pharmaceutique manipule ses résultats. La différence entre une analyse honnête des données et une autre qui ne l’est pas peut valoir des milliards d’euros sur le marché mondial. Par conséquent on ne peut objectivement s’attendre à ce que l’industrie s’emploie à faire de la recherche désintéressée sur ses propres produits, sans chercher à prouver que son nouveau médicament est meilleur qu’un placebo ou d’autres solutions beaucoup moins coûteuses. Si l’industrie avait vraiment cet objectif en tête, elle exposerait ses médicaments à des risques en les comparant à des « placebos actifs » et elle laisserait des chercheurs indépendants se charger d’effectuer les essais.

Les meilleurs médicaments pourraient ne pas être ceux dont les données ont été tripotées de la manière la plus éhontée. Le biais est d’ailleurs souvent introduit dans la conception de l’étude, mais les médecins indépendants qui remettent en cause le modèle peuvent être congédiés et peuvent également se forger une réputation négative parmi les autres compagnies pharmaceutiques pour raison de redus de « coopérer ».

Une des meilleures garanties dont on dispose contre les résultats malhonnêtes consiste à mettre en place un comité d’arbitrage central et travaillant en aveugle quant à l’identité des médicaments, qu’on charge de décider si un événement indésirable s’est produit ou non. Toutefois, si l’on alimente ce comité d’informations tripotées et déformées par le commanditaire, le comité finira par apposer son sceau de qualité sur un essai trompeur. C’est ce qui semble s’être produit pour trois essais cardiovasculaires importants qui furent tous publiés dans le périodique préféré de l’industrie pharmaceutique, le New England journal of medecine. Un groupe de chercheurs indépendants a comparé les nombres de crises cardiaques rapportées par le comité d’arbitrage central dans les publications avec ceux qui avaient été signalés à la FDA pour les mêmes essais. Il s’avère que, dans les trois cas, ce qui a été publié était sérieusement trompeur et favorisait le médicament du commanditaire au détriment du médicament de comparaison.

Les noms des médicaments, des essais et des commanditaires étaient le prasugrel (TRITON, Daiichi Sankyo et Eli Lilly), le rosiglitazone (RECORD, GlaxoSmithKline), et le ticagrelor (PLATO, AstraZeneca). Par comparaison avec les archives de la FDA des sites des études individuelles, le comité a plus que doublé la différence entre le médicament commandité et le comparateur dans les essais TRITON et PLATO, respectivement de 72 à 145 et de 44 à 89 crises cardiaques, tandis que dans l’essai RECORD, les crises cardiaques ont chuté de 24 à 8, ce qui était aussi au bénéfice du commanditaire.

… Dans l’essai TRITON, la définition de la crise cardiaque a été changée pour devenir beaucoup plus large vers la fin de l’essai, ce qui fit grimper le taux de crises cardiaques au niveau sans précédent de 10 % pour le médicament de contrôle…

034-B

Dans un passé pas si lointain, la situation était meilleure. Des chercheurs cliniques indépendants et issus du monde universitaire jouaient un rôle pivot dans la conception de l’étude, le recrutement des patients, et l’interprétation des données dans les essais cliniques. Il y a vingt-cinq ans, j’ai dirigé les essais du Nordic Coordination Office for AIDS, et après avoir effectué un essai commandité par le Nordic Medical Research Councils, nous avons négocié avec une compagnie pharmaceutique pour effectuer un essai avec le produit de la compagnie… Au cours d’une réunion avec les représentants de la compagnie et des chercheurs universitaires de partout dans le monde, j’ai suggéré un changement de protocole de l’essai, qui était dans l’intérêt du patient, étant donné qu’il abordait l’impact – indubitablement négatif – des médicaments sur la qualité de vie des patients. À mon grand étonnement, un professeur australien observa que ma proposition n’allait pas dans le sens des intérêts de la compagnie. J’étais tellement abasourdi de découvrir qu’un chercheur universitaire qui allait recruter des patients se comportait de la sorte que je me souviens encore de son nom : David Cooper…

De nos jours les chercheurs universitaires ont peu, voire rien à dire sur le devis des essais, n’ont aucun accès aux données brutes et seulement une participation limitée au moment d’interpréter les données… L’industrie pharmaceutique a détourné les essais cliniques à des fins de commercialisation, travestissant la recherche clinique en mauvaise farce… trahissant ainsi la confiance et l’altruisme dont dont preuve les patients quand ils se portent volontaires pour participer aux essais.

[1] Remèdes mortels et crime organisé – Comment l’industrie pharmaceutique a corrompu les services de santé ; Peter C. Gotzsche, traduction de Fernand Turcotte, 2015 ; Presses de l’université Laval ; pp. 65-76

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