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Économie scientifique
23 décembre 2020

060 - La porosité public/privé en France.

Poursuivons la lecture de cette sélection d’extraits du travail d’investigation de Laurent Mauduit. [1]

« Au travers d’un rapide tour d’horizon voyons comment cette "noblesse d’État" est devenue l’oligarchie du privé et comment ce hold-up sur le CAC 40 a été perpétré.

Le cas de la Société générale est l’un des plus emblématiques de cette auto-privatisation…

Lors de la première grande vague de privatisations, conduite par le gouvernement Chirac-Balladur, c’est Marc Védiot [inspecteur des finances] qui accompagne la cession au privé de son établissement en 1987… quand il se décide à préparer sa succession… Son choix s’arrête sur Daniel Bouton, inspecteur des finances…

… Quand, à son tour, Daniel Bouton passe la main en avril 2009, c’est un semblable qui prend sa succession : Frédéric Oudéa… inspecteur des finances…

[…]

En 1993 il [Michel Pébereau, inspecteur des finances] passe à la BNP, où il est nommé PDG, pour mener la privatisation à son terme.

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Le cas Pébereau est des plus éloquents. Patron du plus grand établissement bancaire de la place, il n’en trouve pas moins le temps, à la demande de Thierry Breton, ministre des Finances, d’écrire un rapport en 2005 sur la dette de la France…

Quand la crise financière se déchaîne [en 2008] … Dexia, en particulier, est au bord de la faillite : l’Élysée appelle en renfort Michel Pébereau, qui sera le principal inspirateur du plan de sauvetage de Dexia, puis du plan de renflouement des banques françaises…

Quand Michel Pébereau quitte la présidence de la banque à la fin 2011, Baudoin Prot, inspecteur général des finances, lui succède. En 2014, lorsque ce dernier quitte à son tour le présidence, lui succède Jean Lemierre, qui n’est pas inspecteur des finances mais ex-dignitaire de Bercy, directeur général des impôts et directeur du Trésor. La caste encore.

À l’origine de BPCE [autre empire bancaire créé en 2008], deux établissements distincts d’origine mutualiste : les Banques populaires et les Caisse d’épargne. Au début des années 2000, les Caisses d’épargne sont un établissement emblématique de l’économie sociale à la française. Arrimée à la Caisse des dépôts et consignations (CDC), le bras armé financier de l’État, qui contrôle 35 % de son capital, elles disposent (avec la Poste) d’un monopole de distribution du livret A, le placement préféré des Français. Assumant une mission d’intérêt général, celle de la rémunération de l’épargne populaire, la banque peut apporter l’argent ainsi collecté à la CDC, qui elle-même assume une autre mission d’intérêt général : le financement du logement social, grâce aux fonds d’épargne collectés.

Or cette double mission d’intérêt général va exploser dans le courant des années 2000, au péril des épargnants les plus modestes et des Français pauvres en quête d’un logement social. Ce travail de déconstruction, ce sont des inspecteurs des finances qui vont y concourir, avant que l’un d’entre eux n’en tire un immense profit personnel. En 2005, les Caisses d’épargne caressent le projet secret de violer le pacte d’actionnaires qui les lie à la CDC, afin de passer un accord avec les Banques populaires, pour créer à parité une banque d’investissement dénommée Natixis. Il s’agit pour les Caisses d’épargne de tourner le dos aux missions d’intérêt général qu’elles assument de conserve avec la CDC, et de mimer les banques anglo-saxonnes les plus spéculatives.

À ce projet travaillent secrètement deux anciens hauts fonctionnaires de Bercy, reconvertis dans la banque d’affaires Le premier est Matthieu Pigasse…

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… Matthieu Pigasse tient secrètement informé son ancien client [la CDC] du travail qu’il effectue… pour les Caisses d’épargne. De leur côté, les Banques populaires enrôlent la banque Rothschild, laquelle dépêche François Pérol, l’un de ses associés-gérants, pour s’occuper du complexe dossier Natixis. Inspecteur des finances lui aussi…

Ainsi, l’associé-gérant de la banque Lazard Matthieu Pigasse, pour le compte des Caisses d’épargne, et l’associé-gérant de la banque Rothschild François Pérol, pour le compte des Banques populaires, travaillent ensemble une bonne partie de l’année 2006 pour créer Natixis, laquelle ira peu après faire naufrage en se gorgeant de produits contaminés par la crise financière américaine.

[…]

Sans s’attarder sur les autres privatisations qui se déroulent entre le milieu des années 1980 et la fin des années 1990… on voit bien ce qui s’est joué au long de cette période : le cœur du système bancaire français a été apporté au privé, et ce sont des oligarques de Bercy qui ont été à la manœuvre. Les grands commis de l’État sont devenus les grands commis du CAC 40. De cette trahison des intérêts publics, tous ont été généreusement remerciés par les rémunérations vertigineuses dont le capitalisme anglo-saxon est coutumier.

...

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… Marie-Anne Barbot-Layani… Passée par l’ENA (1993) … rejoint aussitôt diplômée la direction du Trésor… Les années qui suivent, elle participe alternativement aux cabinets ministériels de gauche puis de droite, afin de mettre en œuvre des politiques censées s’opposer mais qui se ressemblent au point de se confondre…

… De 2007 à 2010, elle fait une immersion dans le privé … Marie-Anne Barbot Layani est ainsi directrice générale adjointe de la Fédération nationale du Crédit agricole.

… Par un décret du président Nicolas Sarkozy, en date du 8 mai 2012, elle "est nommée inspectrice générale des finances" …

… Le 10 décembre [2013] la Fédération bancaire française (FBF), quartier général de la finance française, annonce par un communiqué que Mme Barbat-Layani devient sa nouvelle directrice générale à compter du 2 janvier 2014 …

Les oligarques qui se sont servis du ministère des Finances comme tremplin professionnel contrôlent les plus grandes banques françaises, dont BNP-Paribas, la Société générale ou encore BPCE, sans oublier les possessions annexes. Ils ont aussi placé l’une des leurs au sein de la très puissante Fédération bancaire française, qui exerce un constant lobbying en direction de la puissance publique pour bloquer des projets de loi, pour en amender d’autres.

Il faudrait raconter les prouesses de Gérard Mestrallet qui, passé par l’ENA puis par la direction du Trésor, est nommé conseiller de Jacques Delors, alors ministre des Finances. Ce poste lui permet d’atterrir à la Compagnie financière de Suez, rebaptisée ultérieurement Suez, dont il devient le PDG. La prise de l’ex-oligarque du ministère des Finances ne s’arrête pas là, puisque le gouvernement de Dominique de Villepin décide, en 2006, d’ouvrir le capital de Gaz de France et de pousser l’entreprise publique dans les bras de Suez, un rapprochement qui donnera naissance à Engie. En clair : c’est donc un ancien du Trésor qui mène à bien l’une des grandes privatisations d’un service public en France, celui du gaz…

Il faudrait aussi se pencher sur les méfaits de Michel Bon, un autre inspecteur des finances qui pilote en 1997 la privatisation d’un autre service public, France Télécom, voulue par le Premier ministre Lionel Jospin, et qui, par une cascade d’erreurs, fait basculer l’entreprise dans une catastrophe financière sans précédent. Rebaptisée depuis sous le nom d’Orange, elle est actuellement présidée par l’ex-inspecteur des finances Stéphane Richard.

… l’oligarchie issue de Bercy… est parvenue à quadriller sinon à verrouiller une bonne partie de la vie parisienne des affaires. Elle fonctionne à la manière d’une amicale ou d’une société d’entraide : ses membres se rendent mutuellement des services, autant qu’il est nécessaire. C’est un monde qui a ses codes, ses rites, ses usages et ses lieux de rencontre : on se côtoie une fois par mois au Siècle, le club huppé où l’on éprouve le frisson de faire partie des grands de ce monde. On joue au golf à Saint-Cloud et à Chantilly, ou au tennis dans les clubs Le Polo de Bagatelle et Le Tir au pigeon, à Paris.

De cette société d’entraide, il serait fastidieux d’établir ici toutes les ramifications. Comme elles sont innombrables, n’en évoquons qu’une seule, l’une des plus notoires, celle dont Alain Minc est le cœur et que j’ai mise au jour dans un livre antérieur, Petits Conseils. Inspecteur des finances lui-même, l’entremetteur du capitalisme parisien fédère autour de lui – il en a fait un métier – un réseau complexe de relations d’amitié avec d’anciens congénères de Bercy… »

[1] « La Caste », Laurent Mauduit, 2018 ; La Découverte ; pp. 23-36.

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