071 - Automatisation : temps libre ou consumérisme.
Nous avons vu dans le billet n°015 comment les gains de productivité du capital peuvent soit augmenter les loisirs, soit la production de richesses consommables ou durables, la seconde alternative consistant en une accumulation du capital. Mais accumuler du capital veut dire augmenter encore la production de richesses. Et la tendance d’une économie capitaliste libérale est de vouloir tirer une rente perpétuelle et toujours plus de profits, ce qui conduit à privilégier une accumulation sans fin du capital et au consumérisme.
Revenons à présent à l’ouvrage de Guillaume Borel « Le travail – Histoire d’une idéologie » où il analyse la question du consumérisme de nos jours :
« L’idéologie de la consommation répond à des objectifs multiples. Du point de vue économique, elle vise essentiellement à créer de nouveaux débouchés à la production. Au niveau sociétal, elle s’impose comme une idéologie totale qui va se substituer à la valeur travail et conditionner l’ensemble des individus aux impératifs du système marchand. Les gains de productivité domestique et du système productif n’ont ainsi pas débouché sur une revendication massive en faveur de la réduction du temps de travail mais sur des revendications en lien avec le pouvoir d’achat et des imprécations politiques au sujet de la "croissance économique" qui permettrait seule de résoudre le problème du chômage de masse. Comme nous l’avons vu, ce dernier est structurel et lié aux capacités d’absorption de la population active par le système de production capitaliste. Dans ce contexte, les gains de productivité auraient pu s’accompagner d’une réduction significative du temps de travail, qui aurait permis un développement de la vie démocratique, par l’instruction des citoyens et leur implication directe dans les affaires politiques et la gestion de la chose publique. Cette option sociétale supposait cependant que les élites politiques qui détiennent le pouvoir abandonnent une partie de leurs privilèges de classe au profit des couches populaires.
Dans ce contexte idéologique, le chômage structurel de masse a donné naissance à une inactivité subie, considérée par les individus qui en sont les victimes comme une mise au ban de la société de consommation… L’arrimage du financement de la sécurité sociale aux revenus du travail plutôt qu’aux revenus du capital a de plus conduit à une dégradation des comptes publics en même temps qu’à une hausse des prélèvements destinée à compenser le déficit des cotisations. Ainsi, alors que la part des dépenses de fonctionnement dans le budget de l’État a baissé entre 1960 et 2011 en passant de 41 à 34 %, la part des dépenses liées aux prestations sociales s’est envolée pour passer de 32 à 46 %. L’inactivité devient de fait une charge à financer et l’exclusion de la société de consommation se double d’une culpabilisation des chômeurs qui apparaissent comme un poids pour les finances publiques et la société. » [1]
« Le temps libre, outre qu’il est perdu pour la machinerie économique s’il n’est pas capté par le consumérisme, est assimilé à un facteur d’émancipation et de troubles potentiels, et est ainsi considéré comme une menace pour la pérennité de l’ordre social. Le consumérisme, particulièrement l’industrie des loisirs et l’appareil médiatique, a pour l’instant fourni avec succès un dérivatif au loisir issu de la réduction du temps de travail, au profit de l’appareil productif.
Cette peur de la perte de contrôle sur les classes dominées, dans le cadre des rapports hiérarchiques d’exploitation, est renforcée par "l’agoraphobie politique" des élites, que le philosophe Francis Dupuy-Déri définit ainsi :
"Le mot ‘démocratie’, d’origine grecque, a conservé la même définition pendant plus de deux mille ans, de la Grèce antique jusqu’au milieu du XIXe siècle, à savoir un régime politique où le peuple se gouverne seul, sans autorité suprême qui puisse lui imposer sa volonté et le contraindre à l’obéissance. Aux yeux de l’élite politique et intellectuelle, un tel régime est une aberration ou une catastrophe politique, économique et morale, puisque le peuple serait par nature irrationnel. S’il n’est pas contrôlé par une puissance supérieure, le peuple entraînera la société dans le chaos et la violence, pour finalement instaurer une tyrannie des pauvres."
Cette peur de la démocratie directe a été à l’origine de l’imposition de régimes représentatifs dits démocratiques, issus des révolutions américaines et françaises, qui ont permis la captation du pouvoir par la classe dominante.
L’idéologie du travail a là encore constitué le ressort opérationnel de cette confiscation, par l’abrutissement des classes populaires au travail, la privation du temps libre nécessaire au développement d’une culture et d’un engagement politique, pour déboucher sur la tyrannie moderne de la consommation.
L’émancipation ne peut ainsi s’accomplir que par un désendoctrinement et une décolonisation de l’imaginaire, qui sont les préliminaires indispensables à la réorientation de l’appareil productif au service de la libération de l’homme de la contingence du travail. Les progrès technologiques et la robotisation mettent aujourd’hui cet objectif séculaire, accessible jusqu’à présent uniquement à une petite élite jouissant de ses rentes, à la portée du plus grand nombre. Selon Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter et membre de la commission trilatérale, seul 20 % de la population mondiale serait en effet nécessaire pour faire fonctionner l’appareil productif, le problème consistant selon lui à "occuper" les 80 % restants.
Le contexte de crise de surproduction systémique actuel et à venir du système capitaliste et la raréfaction de l’offre de travail constituent une opportunité historique en faveur d’une réduction choisie et drastique du temps de travail et la mise en place de nouveaux modes de financement de l’inactivité basés sur les revenus du capital. Ces deux volets complémentaires sont les conditions concrètes de l’accès des populations à une véritable société d’abondance, dont le consumérisme n’a jusqu’à présent renvoyé qu’une image dégénérée et grimaçante.
La libération des contingences matérielles fut en effet la condition, tout au long de l’histoire, de l’accomplissement humain, aussi bien culturel que politique, en permettant l’investissement des citoyens dans la gestion des affaires publiques et la mise en place de l’exercice direct et égalitaire de la démocratie. »
Cette analyse de Guillaume Borel met bien en exergue que le consumérisme n’est pas uniquement le résultat d’une volonté des capitalistes de vouloir tirer une rente perpétuelle du capital, il est aussi un moyen de remplir le temps libre libéré par l’automatisation du travail par un dérivatif qui occupe l’esprit de la population à d’autres choses que des sujets liés aux affaires publiques ou sociétales qui dérangeraient le pouvoir de l’élite politique et financière. C’est ce qui s’appelle gagner sur les deux tableaux.
[1] « Le travail – Histoire d’une idéologie », Guillaume Borel, 2015 ; Les Éditions Utopia ; pp. 59-60.
[2] Ibid ; pp. 82-84.