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Économie scientifique
24 janvier 2021

064 - La tyrannie subtile de la pensée unique.

L’extrait suivant de « La Caste » décrit un exemple des implications de la perversion de l’ENA sur la gestion des affaires publiques :

064-1

« … arrêtons-nous sur un épisode, symbolique, de la commission Pébereau. Constituée à la demande du ministre des Fiances Thierry Breton, une commission est chargée, en 2005, d’examiner la situation de la dette française, et de faire des recommandations pour la résorber. La commission est un modèle dont on raffole à Bercy : s’y retrouve une pagaille d’inspecteurs des finances et d’anciens de la direction du Trésor, pour certains toujours en fonction à Bercy, pour d’autres passés dans le privé.

Le premier de ces inspecteurs des finances, c’est Michel Pébereau, le patron historique de BNP-Paribas et "parrain" du capitalisme parisien, qui préside la commission. À ses côtés, d’autres inspecteurs des finances : Pierre-Mathieu Duhamel (ex-directeur du Budget puis des Douanes, parti pantoufler aux Caisses d’épargne, puis chez LVMH) ; Parcal Lamy (devenu, de 2005 à 2013, directeur général de l’Organisation mondiale du commerce) ; Jacques de Larosière (qui fut gouverneur de la Banque de France puis patron du Fonds monétaire international) ; Xavier Musca (qui sera nommé directeur du Trésor avant d’aller pantoufler au Crédit Agricole). Les rapporteurs de la commission, Sébastien Proto, Guillaume Sarlat et Pierre Heilbronn, sont eux aussi issus de l’Inspection des finances.

Cette commission, qui comprend aussi des personnalités du monde des affaires et des économistes, regroupe ce que l’Inspection des finances a produit de plus talentueux depuis deux décennies, avec des personnalités du public et du privé. Mais, dans les faits, cette nuance n’a plus grand sens. Face à la dette, que ces hauts fonctionnaires aient pantouflé dans le privé ou qu’ils aient fait carrière dans le public, qu’ils aient eu des convictions de gauche ou de droite, cela ne fait plus aucune différence : ils pensent tous la même chose, ou presque.

En d’autres temps, une commission composée de personnalités d’horizons divers et de sensibilités opposées aurait donné lieu à d’utiles controverses. Car il y a plusieurs manières d’apprécier la dette : selon qu’elle s’est creusée pour financer des dépenses d’investissements utiles pour l’avenir ou pour financer des dépenses courantes ; selon qu’elle a explosé pour offrir des baisses d’impôts aux revenus les plus élevés ou à tous les Français ; selon qu’on l’étudie dans une approche néokeynésienne ou dans une approche néolibérale ; selon que les aléas de la conjoncture justifient une politique de la demande ou bien une politique de l’offre.

Mais désormais ces questions sont sans objet, ces débats obsolètes... : la dette doit être réduite à marche forcée. Cette ritournelle néolibérale parcourt le rapport Pébereau, quand il est enfin rendu public en cette année 2005. Pas de nuance, pas la moindre fausse note : les Français doivent comprendre que le pays vit au-dessus de ses moyens et qu’il faut poursuivre la purge de l’austérité. "L’explosion de la dette financière ne s’explique pas par des circonstances exceptionnelles, par exemple une croissance trop faible ou des taux d’intérêts trop élevés. Elle résulte du fait que chaque année, depuis vingt-cinq ans, les administrations publiques sont en déficit", professe ainsi le rapport, avant de culpabiliser ceux qui le lisent : "En réalité, le recours à l’endettement a été le choix de la facilité : il a permis de compenser une gestion insuffisamment rigoureuse des dépenses publiques." L’administration en prend donc pour son grade, elle qui fait constamment du gras. Mais ce sont surtout les Français qui sont admonestés : "Mais ce sont fondamentalement nos pratiques politiques et collectives, notamment notre préférence pour la dépense publique, qui sont à l’origine de notre situation financière actuelle." » [1]

Si l’ENA est une spécificité française, la tyrannie de la pensée unique ne l’est pas. Ce n’est pas l’ENA qui a créé cette pensée unique, mais la montée de la pensée unique qui a perverti l’ENA. La pensée unique en question est un moyen défense du libéralisme capitaliste face à son inéluctable dérive qui rend de plus en plus manifeste son caractère insoutenable sur un échelle de temps qui apparaît se réduire de plus en plus vite.

Dans son ouvrage « La médiocratie », le philosophe canadien Alain Denault en fait une analyse approfondie dans les extraits suivants.

« Ce fait social mène fatalement la pensée publique à un point de conformisme qui se présente sans surprise comme le milieu, le centre, le moment moyen érigé en programme politique. Il se fait l’objet d’une représentation électorale porté par un vaste parti transversal n’ayant à offrir au public pour toute distinction qu’un ensemble de fétiches que Freud désignait par les termes de "petites différences". Les symboles plus que les fondements sont en cause dans cette apparence de discorde. Il faut voir comment, dans les milieux de pouvoir, comme les parlements, les palais de justice, les institutions financières, les ministères, les salles de presse ou les laboratoires, des expressions telles que "mesures équilibrées", "juste milieu" ou "compromis" se sont érigées en notions fétiches. Tellement, qu’on n’est plus à même de concevoir quelles positions éloignées de ce centre peuvent encore exister pour qu’on participe, justement, à cette proverbiale mise en équilibre. N’existe socialement d’emblée que la pensée à son stade pré-équilibré. Si sa gestation la prépare déjà dans les paramètres de la moyenne, c’est que l’esprit est structurellement neutralisé par une série de mots centristes, dont celui de "gouvernance", le plus insignifiant d’entre tous, est l’emblème. Ce régime est en réalité dur et mortifère, mais l’extrémisme dont il fait preuve se dissimule sous les parures de la modération, faisant oublier que l’extrémisme à moins à voir avec les limites du spectre politique gauche-droite qu’avec l’intolérance dont on fait preuve à l’endroit de tous ce qui n’est pas soi… C’est l’ordre politique de l’extrême centre. Ses politiques ne correspondent pas tant à un endroit spécifique de l’axe politique gauche-droite qu’à la suppression de cet axe au profit d’une seule approche prétendant au vrai et à la nécessité logique. On habillera ensuite la manœuvre de mots creux – pis, ce pouvoir usera pour se dire de termes qui précisément trahissent ce qu’il tient en horreur : l’innovation, la participation, le mérite et l’engagement. Puis on évincera les esprits qui ne participent pas à la duplicité, et ce, bien entendu, de manière médiocre, par le déni, le reniement et le ressentiment. Cette violence symbolique est éprouvée.

La médiocratie nous incite de toute part à sommeiller dans la pensée, à considérer comme inévitable ce qui se révèle inacceptable et comme nécessaire ce qui est révoltant. Elle nous idiotifie… » [2]

064-2

« … La magie délétère de ce média [la télévision] tient, toujours selon [le philosophe allemand Günther] Anders, à ce qu’il présente un monde déjà pensé, des assertions toujours déjà réfléchies. "La télévision fait oublier qu’elle est un jugement déjà effectué. […] Le jugement transformé en image renonce à sa forme de jugement afin de faire croire au consommateur qu’on ne veut rien lui faire croire." Du point de vue de la pensée, l’écran ne prétend pas faire entendre une élaboration intellectuelle, mais la vérité déjà entendue, livrée comme résultat sans que l’on ait eu à passer par les étapes qui l’ont permise. » [3]

« … On nous invite à gérer le savoir du temps présent comme gage d’auto-persuasion que tout reste sous contrôle. Le savoir, le seul qui compte parce qu’il se subventionne, reconnu par les pairs et complices, étaie l’empirie. Ce savoir officiel confère aux structures le sens attendu des puissants – bailleurs de fonds – comme un fait de nature, afin que par ce mortier sémantique s’ordonnent et tiennent dans la tête des institutions d’autorité. Tout est fait pour qu’aucune rupture de ton n’advienne, sinon dans l’utopie rêveuse d’intellectuels égarés. » [4]

« Nommons-la ploutocratie, oligarchie, tyrannie parlementaire, totalitarisme financier… Débattons de la façon dont il convient de définir les assises de ce pouvoir ultra-privé. Une chose qui le caractérise, d’où son trait certainement oligarchique, est cette faculté qu’il a de capter et d’encoder toute activité sociale de façon qu’elle s’intègre et participe au processus de capitalisation et d’enrichissement de ceux qui trônent au sommet de la hiérarchie. Que ce soit chanter, se consacrer à la philatélie, frapper dans un ballon, lire Balzac ou fabriquer des moteurs, l’oligarchie s’assure que la moindre opération socialisée s’insère dans une gestion des inscriptions et des codes qui favorisent au sommet la concentration du pouvoir. Toute activité humaine s’organise de façon à ce qu’augmente le capital de ceux qui surplombent l’agrégat d’opérations. Cela nous rend pauvres, à tous égards. » [5]

[1] « La Caste », Laurent Mauduit, 2018 ; La Découverte ; pp. 99-101.

[2] La médiocratie ; Alain Deneault, 2015, Lux éditeur ; pp. 15-16.

[3] Ibid ; p. 181.

[4] Ibid ; pp. 191-192.

[5] Ibid ; pp. 199-200.

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